Aimard Gustave

Le Guaranis


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la plus sérieuse attention:

      «Comment! fit-il, vous ne le savez pas?

      – Mon Dieu non! Si bizarre que cela vous paraisse, c'est ainsi; je ne sais ni en quel lieu je me trouve, ni où je vais.

      – Voyons, voyons, c'est une plaisanterie, n'est-ce pas? Pour un motif ou pour un autre, vous ne voulez pas, ce qui montre votre prudence, puisque vous ignorez qui je suis, me faire connaître le but de votre voyage; mais il est impossible que vous ne sachiez réellement pas en quel endroit vous vous trouvez et le lieu où vous vous rendez.

      – Je vous répète, caballero, que je ne plaisante pas; ce que je vous ai dit est vrai, je n'ai aucun motif pour cacher le but de mon voyage; j'ajouterai même que je vous serai très obligé de me laisser vous accompagner jusqu'au rancho le plus prochain où je pourrai me procurer les renseignements nécessaires pour me diriger dans ce désert que je ne connais pas, et dans lequel je me suis égaré par suite de l'infidélité d'un guide que j'avais engagé, et qui m'a abandonné, il y a quelques jours, pendant mon sommeil.»

      Il réfléchit un instant, puis me serrant cordialement la main:

      «Pardonnez-moi des soupçons absurdes dont j'ai honte, me dit-il, mais que la situation dans laquelle je me trouve excuse suffisamment à mes yeux. Montons à cheval et éloignons-nous d'ici; chemin faisant nous causerons; j'espère que bientôt vous me connaîtrez davantage, et qu'alors nous nous entendrons à demi-mot.

      – Je n'ai pas besoin de vous connaître davantage pour vous estimer, lui répondis-je, dès le premier moment que je vous ai vu, je me suis senti entraîné vers vous.

      – Merci, dit-il en souriant. A cheval, à cheval! nous avons une longue traite à faire avant que d'atteindre le rancho où j'ai l'intention de vous conduire pour la nuit.»

      Cinq minutes plus tard, nous nous éloignions au galop, abandonnant aux urubus qui déjà tournaient en longs cercles au-dessus de nos têtes, avec des cris rauques et discordants, les cadavres des Indiens tués pendant le combat.

      Tout en cheminant, je racontai au gaucho, de ma vie et de mésaventures, ce que je jugeai nécessaire de lui en apprendre. Ce récit l'égaya par sa singularité; je crus même remarquer que le goût que je lui laissai voir pour la vie du désert lui donna pour moi une certaine considération, que probablement je n'aurais pas obtenue de lui par un étalage déplacé de titres ou de richesses. Cet étrange personnage ne semblait estimer l'homme que pour l'homme lui-même et professer un profond mépris pour toutes les distinctions sociales inventées par la civilisation, et qui, le plus souvent, ne servent qu'à cacher, sous des mots sonores et des apparences pompeuses, des nullités ridicules et de profondes incapacités.

      Cependant, il était facile de reconnaître que, malgré les dehors brusques et parfois durs qu'il affectait, cet homme possédait une science profonde du cœur humain et une grande connaissance pratique de la vie des villes, et qu'il devait avoir longtemps fréquenté, non seulement la haute société américaine, mais encore visité l'Europe avec profit et vu le monde sous ses faces les plus disparates. Ses pensées élevées, nobles presque toujours, son sens droit, sa conversation vive, colorée, attachante, m'intéressaient de plus en plus à lui, et bien qu'il eût gardé le plus complet silence sur ce qui le regardait personnellement et ne m'eût même pas dit son nom, cependant je me laissais de plus en plus dominer par le sentiment de sympathie qu'il m'avait inspiré tout d'abord, et, sans chercher à combattre cette influence que je subissais, j'éprouvais un vif désir que ma liaison avec lui, bien que due à une circonstance fortuite, ne fût pas brusquement brisée, mais devînt au contraire intime et de longue durée.

      Peut-être entrait-il à mon insu un léger calcul d'égoïsme dans ma pensée, au point de vue des services que je serais en droit, moi voyageur novice, d'attendre d'un homme pour lequel le désert n'avait pas conservé de secrets, et qui, s'il le voulait, pourrait en peu de temps m'aplanir les difficultés du rude apprentissage que j'avais à faire pour devenir, selon sa propre expression, un véritable coureur des bois.

      Mais si cette pensée existait réellement en moi, elle était si bien cachée au fond de mon cœur, que je l'ignorais moi-même et que je croyais naïvement n'obéir qu'à ce sentiment de sympathie qu'inspirent toujours les natures fortes, énergiques et élevées, aux caractères expansifs et loyaux.

      Nous passâmes ainsi la journée entière, en riant et en causant entre nous, tout en avançant rapidement vers le rancho où nous devions passer la nuit.

      «Tenez, me dit le gaucho en me désignant du doigt une légère colonne de fumée qui, aux premières heures du soir, montait en spirale vers le ciel où elle ne tardait pas à se confondre avec les nuages, voilà où nous allons, dans un quart d'heure nous serons rendus.

      – Dieu soit loué, répondis-je, car je commence à me sentir fatigué.

      – Oui, me dit-il, vous n'avez pas encore l'habitude des longues courses, vos membres ne sont pas rompus comme les miens à la fatigue; mais patience, dans quelques jours vous n'y penserez plus.

      – Je l'espère.

      – A propos, fit-il comme si ce souvenir lui venait subitement, vous ne m'avez pas dit le nom du pícaro qui vous a abandonné, en vous volant, je crois?

      – Oh! Peu de choses, un fusil, un sabre et un cheval, objets dont j'ai fait mon deuil.

      – Pourquoi donc cela?

      – Dame, parce qu'il est probable que le bribon ne me les rapportera pas et que, par conséquent, je ne les reverrai jamais.

      – Vous avez tort de supposer cela; bien que le désert soit grand, un coquin ne s'y cache pas aussi facilement que vous le croyez, lorsqu'un homme comme moi a intérêt à le retrouver.

      – Vous, c'est possible, mais moi, c'est autre chose, vous en conviendrez.

      – C'est vrai, fit-il en hochant la tête; c'est égal, dites-moi toujours son nom.

      – A quoi bon?

      – On ne sait pas ce qui peut arriver, peut-être un jour me trouverai-je en rapports avec lui, et, le connaissant, je m'en méfierai.

      – C'est juste; on l'appelait, à Buenos Aires, Pigacha, mais son véritable nom parmi les siens est le Venado; il est borgne de l'œil droit; j'espère que voilà des renseignements détaillés, ajoutai-je en riant.

      – Je le crois bien, répondit-il de même, et je vous promets que si je le rencontre quelque jour, je le reconnaîtrai; mais nous voici arrivés.»

      En effet, à vingt pas devant nous apparaissait un rancho dont les premières ombres de la nuit m'empêchaient de saisir complètement l'ensemble, mais dont la vue, après une journée de fatigue et surtout l'abandon auquel j'avais longtemps été condamné, était faite pour me réjouir le cœur en me laissant espérer cette franche et cordiale hospitalité, qui non seulement ne se refuse jamais dans la pampa, mais encore s'exerce dans de si larges proportions envers les voyageurs.

      Déjà les chiens saluaient notre arrivée par des cris assourdissants et venaient sauter avec fureur autour de nos chevaux; nous fûmes contraints de cingler quelques coups de fouet à ces hôtes incommodes qui s'enfuirent en hurlant, et bientôt nos montures s'arrêtèrent devant l'entrée même du rancho où un homme se tenait, une torche allumée d'une main et un fusil de l'autre, pour nous recevoir.

      Cet homme, d'une taille élevée, aux traits énergiques et au teint bronzé, éclairé par les reflets rougeâtres de la torche qu'il élevait au-dessus de sa tête, me représentait bien avec ses formes athlétiques et son apparence farouche le type du véritable gaucho des pampas de la Banda Oriental; en apercevant mon compagnon, il fit un geste de respectueuse surprise, et s'inclina avec déférence devant lui.

      «¡Ave Maria purísima! dit celui-ci.

      – Sin pecado concebida, répondit le ranchero.

      –¿Se puede entrar, don Torribio? demanda mon compagnon.

      – Pase V. adelante, señor don Zèno Cabral, reprit poliment le ranchero, esa casa y todo lo que contiene