Le tour de la France par deux enfants / Devoir et Patrie
La connaissance de la patrie est le fondement de toute véritable instruction civique.
On se plaint continuellement que nos enfants ne connaissent pas assez leur pays: s'ils le connaissaient mieux, dit-on avec raison, ils l'aimeraient encore davantage et pourraient encore mieux le servir. Mais nos maîtres savent combien il est difficile de donner à l'enfant l'idée nette de la patrie, ou même simplement de son territoire et de ses ressources. La patrie ne représente pour l'écolier qu'une chose abstraite à laquelle, plus souvent qu'on ne croit, il peut rester étranger pendant une assez longue période de la vie. Pour frapper son esprit, il faut lui rendre la patrie visible et vivante. Dans ce but, nous avons essayé de mettre à profit l'intérêt que les enfants portent aux récits de voyages. En leur racontant le voyage courageux de deux jeunes Lorrains à travers la France entière, nous avons voulu la leur faire pour ainsi dire voir et toucher; nous avons voulu leur montrer comment chacun des fils de la mère commune arrive à tirer profit des richesses de sa contrée et comment il sait, aux endroits mêmes où le sol est pauvre, le forcer par son industrie à produire le plus possible.
En même temps, ce récit place sous les yeux de l'enfant tous les devoirs en exemples, car les jeunes héros que nous y avons mis en scène ne parcourent pas la France en simples promeneurs désintéressés: ils ont des devoirs sérieux à remplir et des risques à courir. En les suivant le long de leur chemin, les écoliers sont initiés peu à peu à la vie pratique et à l'instruction civique en même temps qu'à la morale; ils acquièrent des notions usuelles sur l'économie industrielle et commerciale, sur l'agriculture, sur les principales sciences et leurs applications. Ils apprennent aussi, à propos des diverses provinces, les vies les plus intéressantes des grands hommes qu'elles ont vus naître: chaque invention faite par les hommes illustres, chaque progrès accompli grâce à eux devient pour l'enfant un exemple, une sorte de morale en action d'un nouveau genre, qui prend plus d'intérêt en se mêlant à la description des lieux mêmes où les grands hommes sont nés.
En groupant ainsi toutes les connaissances morales et civiques autour de l'idée de la France, nous avons voulu présenter aux enfants la patrie sous ses traits les plus nobles, et la leur montrer grande par l'honneur, par le travail, par le respect religieux du devoir et de la justice1.
I. – Le départ d'André et de Julien
Par un épais brouillard du mois de septembre deux enfants, deux frères, sortaient de la ville de Phalsbourg en Lorraine. Ils venaient de franchir la grande porte fortifiée qu'on appelle porte de France.
Chacun d'eux était chargé d'un petit paquet de voyageur, soigneusement attaché et retenu sur l'épaule par un bâton. Tous les deux marchaient rapidement, sans bruit; ils avaient l'air inquiet. Malgré l'obscurité déjà grande, ils cherchèrent plus d'obscurité encore et s'en allèrent cheminant à l'écart le long des fossés.
L'aîné des deux frères, André, âgé de quatorze ans, était un robuste garçon, si grand et si fort pour son âge qu'il paraissait avoir au moins deux années de plus. Il tenait par la main son frère Julien, un joli enfant de sept ans, frêle et délicat comme une fille, malgré cela courageux et intelligent plus que ne le sont d'ordinaire les jeunes garçons de cet âge. A leurs vêtements de deuil, à l'air de tristesse répandu sur leur visage, on aurait pu deviner qu'ils étaient orphelins. Lorsqu'ils se furent un peu éloignés de la ville, le grand frère s'adressa à l'enfant et, à voix très basse, comme s'il avait eu crainte que les arbres mêmes de la route ne l'entendissent:
– N'aie pas peur, mon petit Julien, dit-il; personne ne nous a vus sortir.
– Oh! je n'ai pas peur, André, dit Julien; nous faisons notre devoir, Dieu nous aidera.
– Je sais que tu es courageux, mon Julien, mais, avant d'être arrivés, nous aurons à marcher pendant plusieurs nuits; quand tu seras trop las, il faudra me le dire: je te porterai.
– Non, non, répliqua l'enfant; j'ai de bonnes jambes et je suis trop grand pour qu'on me porte.
Tous les deux continuèrent à marcher résolument sous la pluie froide qui commençait à tomber. La nuit, qui était venue, se faisait de plus en plus noire. Pas une étoile au ciel ne se levait pour leur sourire; le vent secouait les grands arbres en sifflant d'une voix lugubre et envoyait des rafales d'eau au visage des enfants. N'importe, ils allaient sans hésiter, la main dans la main.
A un détour du chemin, des pas se firent entendre. Aussitôt, sans bruit, les enfants se glissèrent dans un fossé et se cachèrent sous les buissons. Immobiles, ils laissèrent les passants traverser. Peu à peu, le bruit lourd des pas s'éloigna, sur la grande route; André et Julien reprirent alors leur marche avec une nouvelle ardeur.
Après plusieurs heures de fatigue et d'anxiété ils virent enfin, tout au loin, à travers les arbres, une petite lumière se montrer, faible et tremblante comme une étoile dans un ciel d'orage. Prenant par un chemin de traverse, ils coururent vers la chaumière éclairée.
Arrivés devant la porte, ils s'arrêtèrent interdits, n'osant frapper. Une timidité subite les retenait. Il était aisé de voir qu'ils n'avaient pas l'habitude de heurter aux portes pour demander quelque chose. Ils se serrèrent l'un contre l'autre, le cœur gros, tout tremblants. André rassembla son courage.
– Julien, dit-il, cette maison est celle d'Étienne le sabotier, un vieil ami de notre père: nous ne devons pas craindre de lui demander un service. Prions Dieu afin qu'il permette qu'on nous fasse bon accueil.
Et les deux enfants, frappant un coup timide, murmurèrent en leur cœur: – Notre Père, qui êtes aux cieux, donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien.
II. – Le souper chez Étienne le sabotier. L'hospitalité
– Qui est là? fit du dedans une grosse voix rude.
Au même instant, un aboiement formidable s'éleva d'une niche située non loin de la porte.
André prononça son nom:
– André Volden, dit-il d'un accent si mal assuré que les aboiements empêchèrent d'entendre cette réponse.
En même temps, le chien de montagne, sortant de sa niche et tirant sur sa chaîne, faisait mine de s'élancer sur les enfants.
– Mais qui frappe là, à pareille heure? reprit plus rudement la grosse voix.
– André Volden, répéta l'enfant; et Julien mêla sa voix à celle de son frère pour mieux se faire entendre.
Alors la porte s'ouvrit toute grande, et la lumière de la lampe, tombant d'à-plomb sur les petits voyageurs debout près du seuil, éclaira leurs vêtements trempés d'eau, leurs jeunes visages fatigués et interdits.
L'homme qui avait ouvert la porte, le père Étienne, les contemplait avec une sorte de stupeur:
– Mon Dieu! qu'y a-t-il, mes enfants? dit-il en adoucissant sa voix, d'où venez-vous? où est le père?
Et, avant même que les orphelins eussent eu le temps de répondre, il avait soulevé de terre le petit Julien et le serrait paternellement dans ses bras.
L'enfant, avec la vivacité de sentiment naturelle à son âge, embrassa de tout son cœur le vieil Étienne, et poussant un grand soupir: – Le père est au ciel, dit-il.
– Comment! s'écria Étienne avec émotion, mon brave Michel est mort?
– Oui, répondit l'enfant. Depuis la guerre, sa jambe blessée au siège de Phalsbourg n'était plus solide: il est tombé d'un échafaudage en travaillant à son métier de charpentier, et il s'est tué.
– Hélas! pauvre Michel! dit Étienne, qui avait des larmes aux yeux; et vous, enfants, qu'allez-vous devenir?
André voulut reprendre le récit du malheur qui leur était arrivé, mais le brave Étienne l'interrompit.
– Non, non, dit-il, je ne veux rien entendre maintenant, mes enfants;