Bruno G.

Le tour de la France par deux enfants


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elle avait joint son témoignage à celui de M. l'instituteur, à ceux du patron d'André et du maire.

      Nos jeunes garçons étaient bien contents. – Comme c'est bon, disait André, d'avoir l'estime de tous ceux avec lesquels on vit! – Et Julien frappait de joie dans ses deux mains en regardant les précieux papiers.

      Quand il fut question de régler le prix de la pension chez la mère Gertrude, elle leur dit:

      – Mes enfants, voilà un mois que nous sommes ensemble, je suis économe, comme vous savez; aussi j'ai déployé toutes mes finesses pour que nous ne dépensions pas trop d'argent. André m'a remis chaque semaine ce qu'il gagnait; je me suis arrangée pour ne pas tout dépenser. Voilà deux belles pièces de cinq francs qui restent sur les journées d'André, et nous allons les joindre à la petite réserve que vous m'avez confiée en arrivant. – Oh! Madame Gertrude, dit André, il n'est pas possible que vous ayez si peu dépensé pour nous; à ce compte-là vous devez être en perte et nous serions trop riches.

      – Non, non, dit obstinément l'excellente petite vieille; soyez tranquille, André, je ne suis point en perte, et j'ai eu tant de plaisir à vous avoir avec moi que ma vieille maison va me paraître vide à présent et mes années plus lourdes à porter. Hélas! la belle jeunesse ressemble au soleil, elle réchauffe tout ce qui l'entoure.

      – Oh! Madame Gertrude, dit Julien ému en l'embrassant de tout son cœur, nous penserons souvent à vous et nous vous écrirons quand nous aurons rejoint notre oncle.

      – Oui, mes enfants, il faudra m'écrire; et si vous vous trouviez dans l'embarras, adressez-vous à moi. Je ne suis pas riche, mais je suis si économe que je trouve toujours moyen de mettre quelques petites choses de côté. L'économie a cela de bon, voyez-vous, que non seulement elle vous empêche de devenir à charge aux autres, mais encore elle vous permet de secourir à l'occasion ceux qui souffrent.

      – Madame Gertrude, nous allons tâcher de faire comme vous, dirent les deux enfants: nous allons être bien économes. Nous sommes tout fiers d'avoir tant d'argent!.. cela nous donne bon courage et bon espoir.

      XXIX. – La Haute-Saône et Vesoul. – Le voiturier jovial. – La confiance imprudente

Ne vous fiez pas étourdiment à ceux que vous ne connaissez point. On ne se repent jamais d'avoir été prudent

      Depuis que le jour du départ était fixé, la mère Gertrude s'était mise en quête pour trouver aux enfants l'occasion d'une voiture. Après bien des peines et au prix d'une légère gratification, elle découvrit un voiturier qui allait à Vesoul et le décida à prendre les enfants avec lui.

      Le lendemain, de grand matin, elle les conduisit à la place où le voiturier avait donné rendez-vous, et après s'être embrassés plus d'une fois, on se sépara les larmes aux yeux et le cœur bien gros.

      Il était à peine quatre heures du matin lorsque la voiture quitta Épinal; aussi le soir même les enfants étaient à Vesoul, c'est-à-dire en Franche-Comté. Vesoul est une petite ville de dix mille âmes située au pied d'une haute colline dans une vallée fertile et verdoyante. Le département de la Haute-Saône, dont elle est le chef-lieu, est peut-être le plus riche de France en mines de fer, et de nombreux ouvriers travaillent à arracher le minerai de fer dans les profondes galeries creusées sous le sol.

      André et Julien ne connaissaient personne à Vesoul: là, il n'y avait plus pour eux d'amis; il fallut payer pour le lit et la nuit, entamer la petite réserve pour acheter à déjeuner, et ne plus compter que sur ses jambes pour faire la route.

      Malgré cela, après avoir dormi une bonne nuit, les enfants le lendemain partirent gaîment de Vesoul et prirent la grande route de Besançon. Le soleil brillait: de petits nuages flottaient en l'air à une grande hauteur.

      – Nous aurons beau temps! dit Julien.

      – Oui, répondit André, si ces nuages se maintiennent aussi hauts qu'ils le sont à présent.

      Les deux enfants espéraient coucher à moitié chemin et arriver à Besançon le lendemain soir. Malheureusement, après quelques kilomètres de marche, ils virent le ciel se couvrir de nuages, André s'arrêta un instant pour observer l'horizon.

      Les nuages avaient grossi et s'étaient arrondis comme des balles de coton; quelques-uns étaient bas et noirâtres.

      – Hâtons le pas, Julien, dit André, car les nuages semblent annoncer la pluie.

      Bientôt, en effet, les deux enfants sentirent de grosses gouttes. Apercevant un hangar abandonné qui se trouvait au bord de la route, ils s'y abritèrent et attendirent patiemment que la pluie cessât. Plusieurs heures se passèrent; mais la pluie tombait toujours avec violence.

      – Quel malheur! pensait André, voilà un jour de retard. Il nous faudra aller coucher au petit village que j'aperçois d'ici. Et s'il pleut encore demain!..

      A ce moment, Julien vit passer sur la route une carriole qui s'en allait dans la direction de Besançon. C'était un boisselier de Besançon qui revenait d'une foire où il était allé vendre des boisseaux, des litres en bois de chêne, des seaux, soufflets et tamis. Il avait aussi dans sa voiture des objets de vannerie, paniers et corbeilles de toute sorte. Il allait vite, car sa marchandise n'était pas lourde.

      – Mon Dieu! André, s'écria Julien, si nous demandions à ce voiturier de nous prendre avec lui en payant quelque chose: cela ne vaudrait-il pas mieux? – Essayons, dit André.

      Ils coururent et poliment expliquèrent au conducteur l'embarras où la pluie les mettait. Le voiturier avait l'air souriant, le visage fort enluminé, les manières joviales, mais un peu grossières.

      – Montez, mes gaillards, dit-il, et donnez-moi quinze sous; vous serez ce soir à Besançon.

      André hésita un instant.

      – Est-il bien sage, pensait-il, de nous confier à un homme que nous ne connaissons pas et dont les manières n'inspirent pas grand respect?

      Mais au même moment la pluie et le vent redoublèrent, et la carriole protégée par une bonne toile cirée promettait aux enfants un abri bien agréable. André se décida à tenter l'aventure. Il donna ses quinze sous, non sans un peu d'inquiétude, et s'installa avec Julien au fond de la carriole, parmi les boisseaux et les corbeilles. Le cocher fouetta son cheval hardiment, et l'on arriva bientôt à un village: on le traversa au bruit retentissant des clic clac, et en galopant si fort que la carriole allait de droite et de gauche avec mille cahots.

      Julien était ravi: – Comme on marche vite! dit-il tout bas à André; nous serons ce soir de bonne heure à Besançon. Cela vaut bien quinze sous, vraiment.

      Mais l'enthousiasme du cocher et l'ardeur du cheval tombèrent subitement devant la dernière maison du village, qui était une auberge. Là, des buveurs attablés chantaient bruyamment.

      – Eh! eh! les enfants, dit le joyeux voiturier, il faut se rafraîchir un peu… Ici le vin est bon… Une bouteille de vin ne fait jamais de mal.

      – Merci, monsieur, dit André tout interdit, car il s'aperçut que leur conducteur, en sautant par terre, avait chancelé comme un homme qui a bu déjà, et il commençait à soupçonner que les belles couleurs du jovial cocher tenaient sans doute à la boisson.

      – Mon Dieu! dit-il tout bas à Julien, nous avons agi comme des étourdis et des imprudents en nous adressant au premier venu et en lui donnant notre argent. Je crains bien que nous n'ayons à nous en repentir. Cet homme a l'air pris de vin.

      Le petit Julien confus garda le silence.

      XXX. – Le cabaret. – L'ivrognerie

Les ivrognes sont un fléau pour leur pays, pour leur famille et pour tous ceux qui les entourent

      Le voiturier avait attaché son cheval à la porte de l'auberge, et sans plus s'occuper des enfants restés dans la carriole, il était allé s'attabler avec les gens qui buvaient. Bientôt, on entendit sa grosse voix se mêler aux cris et aux rires des ivrognes. Dans le cabaret, empesté par les vapeurs du vin et la fumée du tabac, c'était un tumulte assourdissant.