a pu en recevoir? Toute narration d'un fait extérieur n'est jamais que la copie de l'impression que nous produit ce fait, et toujours une part d'interprétation individuelle s'insinue dans le tableau le plus systématiquement objectif. C'est le dosage de cette part qui constitue le principal effort de l'artiste soucieux de ne pas trop déformer la réalité. Admettons donc que tous les thèmes ne sont pas également propres à être traités, ni tous les caractères à être étudiés par la méthode du roman d'analyse. Mais de ce qu'il y a une évidente limite à cet outil très incomplet, s'ensuit-il que son emploi ne soit pas légitime et nécessaire dans telle ou telle occasion? Si la vie se présente chez certains êtres et dans certaines crises comme un instinct et comme une spontanéité, elle se présente aussi chez certains autres avec des phénomènes contraires, et elle n'en est pas moins la vie. Quand Phèdre est rongée d'un criminel désir qu'elle n'ose avouer, quand Adolphe se débat entre l'élan féroce de sa jeune indépendance et sa pitié pour Ellénore, quand Amaury, à vingt-deux ans, hésite devant les mondes soudain révélés de l'action, de la croyance et de l'amour, quand Mme de Mortsauf console les soupirs de sa chimère étouffée par les trompeuses douceurs d'une amitié toujours troublée, toujours jalouse, ce sont bien pourtant des états humains, ce sont des crises de la vie vivante, et dont le roman d'analyse peut seul noter les nuances et décrire les détours. Si la critique était entièrement équitable, c'est la première question qu'elle se poserait à propos des livres de ce genre: l'instrument a-t-il été employé à son vrai service? Et elle se réjouirait qu'il y ait une forme d'art restreinte, – mais efficace, quand elle est dirigée par des mains ingénieuses, – pour reproduire les mille tragédies taciturnes et secrètes du cœur, pour étudier la genèse, l'éclosion et la décadence de certains sentiments inexprimés, pour reconnaître et pour raconter les situations d'exception, les caractères singuliers, enfin tout un détail, inatteignable par le roman de mœurs lequel doit, pour rester fidèle à son rôle, éviter précisément ce domaine de la nuance et poursuivre le type à travers les individualités, les vastes lois d'ensemble à travers les faits particuliers. Ce dernier roman est à l'autre ce que la fresque est au portrait. Les analystes ne demandent pas que l'on préfère la toile où il ne se trouve qu'un ou deux visages copiés à la loupe aux puissantes et hardies évocations de foules nombreuses parmi des scènes chaudement et largement vivantes. Ils ont le droit, modestes ouvriers dans un genre illustré par des chefs-d'œuvre et pratiqué par des maîtres, de demander qu'on n'étende pas à ce genre lui-même les réserves que leurs défauts à eux peuvent mériter.
J'arrive à un autre reproche, plus sévère, celui-là, qui est souvent adressé au roman psychologique. Partant de ce principe que l'esprit d'analyse est funeste à la volonté, certains critiques ont considéré l'influence de ce roman comme énervante et dissolvante, particulièrement sur les jeunes gens. L'égoïsme et le scepticisme leur ont paru être le résultat nécessaire de ce travail de reploiement intérieur. «Trop penser à ses propres joies et à ses propres douleurs,» vont-ils répétant, «c'est trop penser à soi-même, c'est donc hypertrophier peu à peu ce sentiment du moi, que le premier principe de la morale est au contraire de subordonner. C'est aussi paralyser sa propre énergie, car l'abus de la pensée, qui aboutit à la multiplication extrême des points de vue, a pour conséquence l'incertitude dans la décision. Tel est le double et inévitable effet de la littérature d'analyse chez ceux qui s'attardent à cette dangereuse discipline…» Et de là à flétrir éloquemment ces soi-disant professeurs de défaillances, il n'y a que la distance de quelques métaphores. Le malheur est que cette objection-ci repose sur une de ces formules que l'on oublie de contrôler, tant elles sont courantes. Cette antithèse entre l'esprit d'analyse et l'action est en effet un de ces lieux communs, si chers aux essayistes contemporains que nous l'avons tous plus ou moins admise sans la vérifier. Quelques exemples célèbres sont encore venus la confirmer, entre autres celui d'Amiel, cet Hamlet intellectuel qui ne put jamais prendre parti même vis-à-vis de ses propres facultés. Mais d'autres exemples, moins souvent cités, ne serviraient-ils pas à prouver la thèse exactement contraire, à savoir que l'analyse a été chez des personnages beaucoup plus significatifs encore que l'auteur du Journal Intime une multiplicatrice d'énergie? Ouvrez le premier volume des Mémoires de Mme de Rémusat et lisez ces lignes: «Les habitudes géométriques de son esprit l'ont toujours porté à analyser jusqu'à ses émotions. Il est l'homme qui a le plus médité sur les pourquoi qui régissent les actions humaines… Pour tirer parti de son caractère, il semblait quelquefois qu'il n'eût pas craint de le soumettre à la plus exacte analyse… Quand on veut essayer de le peindre, il faudrait employer les formes analytiques pour lesquelles il a tant de goût…» À propos de qui cette femme si clairvoyante est-elle amenée à prononcer trois fois en six pages le mot d'analyse, sinon de Bonaparte, c'est-à-dire du plus volontaire des hommes du siècle et peut-être de tous les siècles? Voilà qui donne un démenti bien inattendu à la théorie du grand hésitant de Genève sur les conséquences paralysantes de cette faculté souveraine. Un autre, et non moins frappant, a été donné par Stendhal. C'est, je crois, M. Jules Lemaître qui a remarqué, très justement, que l'auteur du Rouge fut avant tout un homme d'action et d'une énergie égale à celle des plus braves. – Il l'a bien prouvé en Allemagne et à la retraite de Russie. – Homme d'action également, et de quelle action, à la fois politique et militaire, l'analyste des Liaisons. Homme d'action et d'une inflexible rigueur dans sa volonté, l'analyste des Affinités. Homme d'action et d'une puissance qui n'a pas encore épuisé son énergie, cet analyste d'un tout autre ordre, mais un analyste tout de même, ce saint Ignace de Loyola dont les Exercices spirituels attestent quelle minutieuse étude il avait faire du mécanisme intérieur de sa propre volonté. L'extrême disparate de ces différents noms n'est-elle pas plus concluante que tous les raisonnements?
L'expérience démontre donc que l'esprit d'analyse n'est par lui-même ni un poison ni un tonique de la volonté. C'est une faculté neutre, comme toutes les autres, capable d'être dirigée ici ou là, dans le sens de notre amélioration ou de notre corruption. Quand on cherche à se rendre compte de son essence, on trouve qu'elle réside surtout dans un grossissement assez analogue à celui qui s'accomplit sous le microscope. L'esprit d'analyse amplifie, en les immobilisant sous notre réflexion, tous les faits de conscience, importants ou minimes, qui foisonnent en nous comme une végétation changeante, frémissante et toujours renouvelée de la flore intérieure. S'il arrive que de regarder ainsi et de constater des états coupables de notre âme ne nous procure aucun repentir et aucun désir d'amendement, la faute n'en est pas à ce regard. Si Amiel s'est complu à détailler indéfiniment les nuances de sa paresse intellectuelle au lieu d'en poursuivre et d'en éliminer les moindres traces, ce n'est point cette analyse seule qui en fut la cause, ce fut surtout la vanité timide et ombrageuse du demi-écrivain qui, se sentant inférieur à son idéal, s'abstient de tenter une œuvre qu'il n'est pas assuré de réussir. L'esprit d'analyse a, d'ailleurs, un autre nom hors de la langue littéraire: il s'appelle l'examen de conscience, et, bien loin d'être l'opposé de la moralité, c'en est le principe même, à la condition qu'une fois cet examen fini, d'autres facultés entrent en jeu. Concluons-en que ce péché de psychologie dont les romanciers d'analyse ont été si souvent incriminés, ne mérite pas certaines colères. La critique, préoccupée de questions morales, eût été plus juste en rappelant seulement aux romanciers de cette école que leur responsabilité est peut-être plus grande que celle des romanciers de mœurs, car ils parlent plus directement à ces consciences qu'ils prétendent anatomiser, et c'est à propos des œuvres de ce type que l'on a le droit de dire, quand elles sont réussies, le mot de Bossuet sur le théâtre, si éloquent et si sévère dans son raccourci: «que le spectateur du dehors est au dedans un acteur muet.» Peut-être en examinant avec plus de soin beaucoup de livres, jugés et suspectés un peu légèrement, aurait-on reconnu que la plupart des romanciers de ce groupe n'ont jamais cessé d'avoir un sentiment très vif de cette responsabilité.
Paris, 5 octobre 1892.
I
EN PLEIN RÊVE
La comtesse Louise Scilly avait dit à sa fille Henriette et à Francis Nayrac, le fiancé de cette jolie enfant: – «Marchez un peu et ne vous inquiétez pas de moi, je vous attendrai ici. Je ne veux pas que ma vieille figure