d'elle, c'était la mettre toujours auprès de son mari. Rien de plus propice aux séductions que ces intimités entre un homme jeune et une jeune femme qu'un demi-cousinage rend naturellement familiers; qui s'appellent par leur petit nom, sortent en tête-à-tête à la campagne, sans que nul s'en étonne; s'écrivent quand ils sont séparés; s'habituent enfin aux menues privautés de l'amour dans une amitié, bien vite troublée, si l'un des deux y apporte des pensées qui ne soient pas d'une droiture et d'une simplicité absolues. La tentation était trop forte pour Jeanne de prendre une revanche, après tant de secrètes humiliations, en dérobant à Valentine une part du cœur de Chaligny. Telle fut la première ambition d'un instinct de vengeance féminine, déjà très perfide dans sa relative innocence. Ces désirs d'une influence sentimentale ne vont guère sans un rien de coquetterie physique, et ce manège a pour inévitable effet d'éveiller chez celui qui en est l'objet l'émoi ingouvernable des sens. Une fois sur cette route, la coquette et son complice ne peuvent plus répondre d'eux-mêmes. L'obscur et redoutable animalisme qui gouverne, en dépit de nos orgueils et de nos complications, les rapports de l'homme et de la femme, se déchaîne dans sa brutalité foncière. L'on a voulu préoccuper le mari d'une rivale, l'intéresser, le troubler, – et l'on se réveille, comme il était arrivé à Jeanne de La Node, la maîtresse de celui avec qui l'on prétendait seulement jouer, – et pas davantage.
Il y avait plus d'un an que cette coupable liaison s'était nouée, et, au lieu de rencontrer, dans ce triomphe sur sa cousine bafouée et trahie, un apaisement à ses haines, la traîtresse les y avait envenimées. Par une contradiction qui démontre bien le caractère bâtard de l'envie, l'absolue confiance de Valentine, qui aurait dû flatter la rancune de Jeanne, l'avait aussitôt exaspérée. Ce rôle de dupe, pris comme il était par Mme de Chaligny, s'ennoblissait de trop de délicatesse, de trop de pureté. Cette régulière, cette harmonieuse, avait une manière de ne pas voir le mal qui ne permettait pas la moquerie. Elle ne le soupçonnait même point, parce qu'elle ne l'avait jamais ni fait, ni même pensé. Le monde, qui commençait à s'apercevoir de l'intrigue engagée entre Chaligny et Jeanne, ne croyait pas sans réserves à l'aveuglement de la marquise. «Elle ne veut rien voir, – à cause des enfants…», disait-on. Mme de La Node, elle, savait combien il lui avait été aisé d'abuser une femme qui se serait mésestimée de supposer sa compagne d'enfance capable d'une infamie. Elle savait aussi ou, mieux, elle sentait que cette situation, ridicule pour toute autre, d'une épouse trompée dans sa famille la plus proche, presque sous ses yeux, ne provoquait dans leur société aucune épigramme contre Valentine. Les méchantes langues mélangeaient, malgré elles, à leur ironie sur une telle naïveté, l'expression irrésistible d'une estime forcée. Les plus cruels disaient: «Chaligny a bien raison, sa pauvre femme est si ennuyeuse!..» ou encore: «C'est entendu, cette petite Chaligny est vertueuse, elle est jolie, elle est douce, elle est parfaite. Et elle n'a pas su retenir son mari? C'est sa faute, tant pis pour elle…» Ces propos et d'autres pareils, où l'on reconnaîtra l'humeur du monde contre une perfection qui déconcerte son pessimisme facile, marquaient le terme extrême de la malveillance. Ils n'empêchaient pas que la marquise n'eût autour d'elle une atmosphère d'un respect de plus en plus déférent et que son heureuse rivale ne perçût à toutes sortes de petits signes un commencement de déconsidération. Une jeune femme, dont on sait qu'elle a un amant, est aussitôt traitée par les autres femmes avec une curiosité, et par les hommes avec une attention, également insultantes. Elle devine, dans les regards de celles-là, l'intérêt, jaloux et méprisant à la fois, qui les attache aux aventures clandestines, et, dans les regards de ceux-ci, le secret espoir d'une galanterie possible. Contre cette condamnation de sa faute par la lucidité polie des salons, la femme qui aime n'a qu'un refuge: le bonheur qu'elle donne. Il n'avait pas fallu un long temps à Jeanne pour constater que Chaligny n'était pas heureux par elle et pour deviner que l'obstacle à ce bonheur venait des sentiments gardés par cet homme, – à qui? A l'épouse même qu'il trahissait. Beaucoup de maris infidèles sont ainsi: leur ménage ne satisfait plus cet appétit de passion et de changement qui reste à tant d'hommes de leur jeunesse plus libre. La familiarité quotidienne a engourdi, comme émoussé l'amour. Il arrive même, c'est encore un cas fréquent, que l'existence côte à côte, au lieu d'accroître la fusion des cœurs, l'a diminuée, et que, pour se voir tous les jours, les époux ne se voient plus. Que la femme soit trop pudique, trop réservée, l'homme gauche et susceptible, comme étaient Valentine et Norbert de Chaligny, des silences dans l'intimité s'établissent, à une profondeur étonnante qui explique seule tant d'inexplicables malentendus. Mais si ces impressions de monotonie et de froideur laissent celui qui les éprouve au foyer conjugal, à la merci des pires caprices des sens et même du cœur, ce foyer qu'il déserte n'en est pas moins le coin sacré auquel il tient par ses plus fortes fibres. Il trompe sa femme, et elle reste celle qui porte son nom, la mère de ses enfants, la compagne à laquelle il réserve dans sa pensée une place unique. Il lui ment et il la respecte. Il l'outrage en secret, et ses égarements ne l'empêchent pas de mettre à part, très à part de ses maîtresses d'un instant, l'associée de ses heures vraies et sérieuses. Voilà les sentiments auxquels Jeanne de La Node n'avait cessé de se heurter dans le cœur de son amant durant ces douze mois de leur liaison, avec quelle irritation constante, on le devine, avec quel empoisonnement de la vieille blessure! Se permettait-elle de formuler la moindre observation critique qui pût toucher à Valentine, même de loin? Une ombre passait sur le visage de Chaligny, où elle discernait trop nettement une sévérité à son égard. Faisait-elle une allusion à la possibilité que leur intrigue fût découverte par leur dupe? L'angoisse des yeux de son complice lui disait le prix qu'il attachait à l'estime de sa femme. Quand elle avait saisi un signe de cette persistante affection de Norbert pour celle qu'elle haïssait maintenant d'une haine accrue de remords, Jeanne redoublait de coquetterie vis-à-vis de lui. Elle essayait de prendre davantage cet homme, et elle était contrainte de s'adresser en lui aux plus obscures faiblesses de son être. Elle tentait de se l'attacher par la sensualité. Dans ce brutal domaine elle était la plus forte, et cette évidence, en la rabaissant à ses propres yeux, excitait davantage son envie.
Mesure-t-on, maintenant, le retentissement que devait avoir dans cette âme, toute rongée, toute minée par des réflexions de cet ordre, cette soudaine découverte: Mme de Chaligny n'était pas ce qu'elle paraissait? Elle avait un secret dans sa vie? Cette irréprochable épouse, que son mari se pardonnait à peine de tromper, courait Paris en fiacre, tandis que ce mari la croyait gardée par ses gens? Elle s'échappait vers des rendez-vous clandestins, en laissant sa voiture à la porte d'une maison à plusieurs entrées – comme Jeanne faisait elle-même, quand elle allait retrouver Chaligny? Cette hermine de vertu dont l'éloge l'avait tant humiliée, toute petite fille, et l'humiliait plus cruellement aujourd'hui, n'était qu'une hypocrite et qu'une comédienne?.. Était-ce possible?
III
Était-ce possible? – Jeanne avait trop besoin de répondre «oui» à cette question pour que sa pensée ne se tendît pas, aussitôt et dans les instants qui suivirent, à ramasser en bloc les quelques arguments qui pouvaient confirmer cette inespérée, cette foudroyante découverte. Une fièvre l'avait saisie à la vue de Valentine fermant la portière du fiacre qui l'emportait vers un coin caché de ce vaste Paris, si peuplé de mystérieux asiles. Du coup, cette équipée de sa fière cousine avait réhabilité la maîtresse de Norbert à ses propres yeux en rabaissant l'autre au même niveau. Et maintenant qu'elle avait constaté, par l'abandon de l'équipage officiel à la porte du grand magasin, que son premier soupçon était le juste, son excitation était si vive qu'elle ne se sentit pas capable d'attendre, – la chose eût été si naturelle, – que Mme de Chaligny reparût, pour vérifier son attitude, la questionner peut-être, à coup sûr jouir de son embarras. Il lui eût suffi de se mettre dans le coupé abandonné, de façon qu'à la minute de sa rentrée, après sa course clandestine, la marquise la trouvât en face d'elle et fût contrainte d'avouer tacitement sa faute par sa seule confusion. Une telle action comportait un sang-froid dont Jeanne ne gardait pas l'énergie. Elle montrerait trop par son trouble qu'elle avait espionné sa rivale. Celle-ci, avertie de la sorte, et une fois le premier sursaut passé, se dominerait. Mise en défiance, elle prendrait garde de dépister toute surveillance qui pénétrât son secret plus avant. Non.