Blasco Ibáñez Vicente

Les quatre cavaliers de l'apocalypse


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gravement, sans prononcer un mot, d'un air presque hiératique, tandis que les lampes électriques bleuissaient les deux ailes de sa chevelure noire et luisante. Après quoi, les femmes sollicitaient l'honneur de lui être présentées, avec la douce espérance de rendre leurs amies jalouses lorsque celles-ci les verraient au bras de l'illustre tangueur. Les invitations pleuvaient chez lui; les salons les plus inaccessibles lui étaient ouverts; chaque soir, il gagnait une bonne douzaine d'amitiés, et on se disputait la faveur de recevoir de lui des leçons. Le «peintre d'âmes» offrait volontiers aux plus jolies solliciteuses de les leur donner dans son atelier, de sorte que d'innombrables élèves affluaient à la rue de la Pompe.

      – Tu danses trop, lui disait Argensola; tu te rendras malade.

      Ce n'était pas seulement à cause de la santé de son protecteur que le secrétaire-écuyer s'inquiétait de l'excessive fréquence de ces visites; il les trouvait fort gênantes pour lui-même. Car, chaque après-midi, juste au moment où il se délectait dans une paisible lecture auprès du poêle bien chaud, Jules lui disait à brûle-pourpoint:

      – Il faut que tu t'en ailles. J'attends une leçon nouvelle.

      Et Argensola s'en allait, non sans donner à tous les diables, in petto, les belles tangueuses.

      Au printemps de 1914, il y eut une grande nouvelle: les Desnoyers s'alliaient aux Lacour. René, fils unique du sénateur, avait fini par inspirer à Chichi une sympathie qui était presque de l'amour. Bien entendu, le sénateur n'avait fait aucune opposition à un projet de mariage qui, plus tard, vaudrait à son fils un nombre respectable de millions. Au surplus, il était veuf et il aimait à donner chez lui des soupers et des bals; sa bru ferait les honneurs de la maison, et l'excellente table où il recevrait plus somptueusement que jamais ses collègues et tous les personnages notoires de passage à Paris, lui permettrait de regagner un peu du prestige qu'il commençait à perdre au palais du Luxembourg.

      III

      LE COUSIN DE BERLIN

      Pendant le voyage fait par Jules en Argentine, Argensola, investi des fonctions de gardien de l'atelier, avait vécu bien tranquille: il n'avait plus auprès de lui le «peintre d'âmes» pour le déranger au milieu de ses lectures, et il pouvait absorber en paix une quantité d'ouvrages écrits sur les sujets les plus disparates. Il lui resta même assez de temps pour lier connaissance avec un voisin bizarre, logé dans un petit appartement de deux pièces, au même étage que l'atelier, mais où l'on n'accédait que par un escalier de service, et qui prenait jour sur une cour intérieure.

      Ce voisin, nommé Tchernoff, était un Russe qu'Argensola avait vu souvent rentrer avec des paquets de vieux livres, et qui passait de longues heures à écrire près de la fenêtre de sa chambre. L'Espagnol, dont l'imagination était romanesque, avait d'abord pris Tchernoff pour un homme mystérieux et extraordinaire: avec cette barbe en désordre, avec cette crinière huileuse, avec ces lunettes chevauchant sur de vastes narines qui semblaient déformées par un coup de poing, le Russe l'impressionnait. Ensuite, lorsque le hasard d'une rencontre les eut mis en rapport, Argensola, en entrant pour la première fois chez Tchernoff, sentit croître sa sympathie: ami des livres, il voyait des livres partout, d'innombrables livres, les uns alignés sur des rayons, d'autres empilés dans les coins, d'autres éparpillés sur le plancher, d'autres amoncelés sur des chaises boiteuses, sur de vieilles tables et même sur un lit que l'on ne refaisait pas tous les jours. Mais il éprouva une sorte de désillusion, lorsqu'il apprit qu'en somme il n'y avait rien d'étrange et d'occulte dans l'existence de son nouvel ami. Ce que Tchernoff écrivait près de la fenêtre, c'était tout simplement des traductions exécutées, soit sur commande et moyennant finances, soit gratuitement pour des journaux socialistes. La seule chose étonnante, c'était le nombre des langues que Tchernoff possédait. Comme les hommes de sa race, il avait une merveilleuse facilité à s'approprier les vivantes et les mortes, et cela expliquait l'incroyable diversité des idiomes dans lesquels étaient écrits les volumes qui encombraient son appartement. La plupart étaient des ouvrages d'occasion, qu'il avait achetés à bas prix sur les quais, dans les caisses des bouquinistes; et il semblait qu'une atmosphère de mysticisme, d'initiations surhumaines, d'arcanes clandestinement transmis à travers les siècles, émanât de ces bouquins poudreux dont quelques-uns étaient à demi rongés par les rats. Mais, confondus avec ces vieux livres, il y en avait beaucoup de nouveaux, qui attiraient l'œil par leurs couvertures d'un rouge flamboyant; et il y avait aussi des libelles de propagande socialiste, des brochures rédigées dans toutes les langues de l'Europe, des journaux, une infinité de journaux dont tous les titres évoquaient l'idée de révolution.

      D'abord Tchernoff avait témoigné à l'Espagnol peu de goût pour les visites et pour la causerie. Il souriait énigmatiquement dans sa barbe d'ogre et se montrait avare de paroles, comme s'il voulait abréger la conversation. Mais Argensola trouva le moyen d'apprivoiser ce sauvage: il l'amena dans l'atelier de Jules, où les bons vins et les fines liqueurs eurent vite fait de rendre le Russe plus communicatif. Argensola apprit alors que Tchernoff avait fait en Sibérie une longue quoique peu agréable villégiature, et que, réfugié depuis quelques années à Paris, il y avait trouvé un accueil bienveillant dans la rédaction des journaux avancés.

      Le lendemain du jour où Jules était rentré à Paris, Argensola, qui causait avec Tchernoff sur le palier de l'escalier de service, entendit qu'on sonnait à la porte de l'atelier. Le secrétaire-écuyer, qui ne s'offensait pas de joindre encore à ces fonctions celles de valet de chambre, accourut pour introduire le visiteur chez le «peintre d'âmes». Ce visiteur parlait correctement le français, mais avec un fort accent allemand; et, par le fait, c'était l'aîné des cousins de Berlin, le docteur Julius von Hartrott, qui, après un court séjour à Paris et au moment de retourner en Allemagne, venait prendre congé de Jules.

      Les deux cousins se regardèrent avec une curiosité où il y avait un peu de méfiance. Ils avaient beau être liés par une étroite parenté, ils ne se connaissaient guère, mais assez cependant pour sentir qu'il existait entre eux une complète divergence d'opinions et de goûts.

      Jules, pour éviter que son cousin se trompât sur la condition sociale de l'introducteur, présenta celui-ci en ces termes:

      – Mon ami l'artiste espagnol Argensola, non moins remarquable par ses vastes lectures que par son magistral talent de peintre.

      – J'ai maintes fois entendu parler de lui, répondit imperturbablement le docteur, avec la suffisance d'un homme qui se pique de tout savoir.

      Puis, comme Argensola faisait mine de se retirer:

      – Vous ne serez pas de trop dans notre entretien, monsieur, lui dit-il sur le ton ambigu d'un supérieur qui veut montrer de la condescendance à un inférieur et d'un conférencier qui, infatué de lui-même, n'est pas fâché d'avoir un auditeur de plus pour les belles choses qu'il va dire.

      Argensola s'assit donc avec les deux autres, mais un peu à l'écart, de sorte qu'il pouvait considérer à son aise l'accoutrement d'Hartrott. L'Allemand avait l'aspect d'un officier habillé en civil. Toute sa personne exprimait manifestement le désir de ressembler aux hommes d'épée, lorsqu'il leur arrive de quitter l'uniforme. Son pantalon était collant comme s'il était destiné à entrer dans des bottes à l'écuyère. Sa jaquette, garnie de deux rangées de boutons sur le devant et serrée à la taille, avait de longues et larges basques et des revers très montants, ce qui lui donnait une vague ressemblance avec une tunique militaire. Ses moustaches roussâtres, plantées sur une forte mâchoire, et ses cheveux coupés en brosse complétaient la martiale similitude. Mais ses yeux, – des yeux d'homme d'étude, grands, myopes et un peu troubles, – s'abritaient derrière des lunettes aux verres épais et donnaient malgré tout à leur propriétaire l'apparence d'un homme pacifique. Cet Hartrott, après avoir conquis le diplôme de docteur en philosophie, venait d'être nommé professeur auxiliaire dans une université, sans doute parce qu'il avait déjà publié trois ou quatre volumes gros et lourds comme des pavés; et, au surplus, il était membre d'un «séminaire historique», c'est-à-dire d'une société savante qui se consacrait à la recherche des documents inédits et qui avait pour président un historien fameux. Le jeune professeur portait à la boutonnière la rosette d'un ordre étranger.

      Le