Mémoires du Baron de Bonnefoux, Capitaine de vaisseau, 1782-1855
cédant en toute liberté aux impulsions de son cœur généreux, put, en mille circonstances, nous aider. Que ne lui devons-nous pas pour l'avoir toujours fait avec obligeance et chaleur!
Toutefois notre éducation se trouvait presqu'entièrement interrompue; il existait, cependant, à Béziers, un ancien officier nommé de La Capelière, ami de mon père, et parent de Mme de Bausset42 (dont nous avons vu le fils préfet des Tuileries sous Napoléon), qui lui avait donné chez elle un asile hospitalier, car il était sans fortune. Cet officier avait servi au Canada; il avait assisté au combat opiniâtre où deux héros, Montcalm et Wolf, généraux des armées ennemies, restèrent sur le champ de bataille. La France perdit, alors, cette vaste colonie. M. de La Capelière la quitta avec chagrin; car, comme il le disait ingénuement, il avait le cœur pris en Canada. Ma tante lui avait rappelé les traits de sa maîtresse; il lui avait offert sa main; mais c'était dans le temps des dispositions antimatrimoniales de l'espiègle fille, qui prenait plaisir à lui faire parler de son Américaine, à lui faire répéter qu'il avait le cœur pris en Canada, mais qui résista toujours. Ce digne officier était resté l'ami de la maison; il s'occupait beaucoup de littérature; il avait une bibliothèque de bon choix; il nous prêta des livres; il nous donna des conseils; il nous fit faire des extraits d'histoire; mais ce n'étaient point des leçons réelles ou régulières; en un mot, c'était beaucoup qu'il voulût se donner tant de soins; mais c'était à peu près sans portée ou sans résultat pour mon frère et pour moi.
D'ailleurs, mes anciens camarades nous avaient empaumés; l'ardeur belliqueuse des gamins du Midi s'était encore emparée de nos jeunes cœurs, et nous reprîmes, en cachette, nos anciennes habitudes. Or il arriva un jour que, dans une opiniâtre batadisse (bataille d'enfants), livrée près de la porte de la citadelle43, notre parti, ordinairement victorieux, éprouva un rude échec. Je lançais des pierres au premier rang, quand, tout à coup, j'aperçois une douzaine d'assaillants s'avancer vers moi avec une confiance inaccoutumée; je me retourne, je vois que mes compagnons fuient dans toutes les directions, et qu'il ne reste près de moi que mon frère, à son poste, c'est-à-dire me présentant son chapeau plein de pierres, afin de pouvoir continuer le combat. Je renverse ses munitions par terre, je le prends par la main, et je me sauve à mon tour. Nous courions comme des Basques, en nous dirigeant vers la maison; nous y serions même arrivés sains et saufs, si, contre l'usage, la porte extérieure n'eût été fermée. Nous frappâmes; mais, hélas! ma sœur nous ouvrit tout juste à l'instant où deux grands lurons venaient de nous renverser, et épuisaient sur moi, car mon frère était trop petit pour les occuper longtemps, leur rage et leur colère à bons coups de pieds, abondamment accompagnés de bourrades à coups de poings. Les voisins nous dégagèrent, ma sœur nous rétablit de son mieux; elle promit même de n'en rien dire à mon père; mais ce fut à condition que nous renoncerions à nos sorties guerrières; ce résultat était assez pénétrant pour que nous n'eussions de peine ni à promettre ni à tenir; ainsi, de compte fait, les batadisses furent mises à l'oubli et reléguées avec la République et les courses sur les toits. Nous en fûmes complètement dédommagés par des connaissances, que la bonne société qui commençait à respirer depuis la mort de Robespierre, nous mit à même de faire; ces connaissances étaient des jeunes gens, enfants d'amis ou de parents de la maison, chez qui nous trouvâmes de tout autres goûts, que nous adoptâmes avec vivacité.
Il est vrai que l'étude n'entrait pour rien dans ces goûts; car le malheur des temps voulait que les collèges, que les écoles, fussent indignement organisés, et qu'il y eût une sorte d'anathème contre les personnes qui recherchaient les occasions de s'instruire; mais, au moins, il y avait de la politesse, de bonnes manières chez mes nouveaux amis; et, quant aux plaisirs, c'étaient les jeux de billard, de mail, de boules, de paume, dans lesquels j'acquis, parmi eux, une assez grande supériorité pour être recherché par tous.
Il est digne d'être remarqué qu'à aucune période de la vie les enfants n'ont plus besoin de leurs parents qu'en bas âge; et que, pourtant, plus on est près de cet âge, moins on comprend ce besoin, moins, en quelque sorte, on est sensible à une perte toujours si importante. J'ai peine encore à m'expliquer comment, ayant sous les yeux tant de souffrances et de peines, tant de dévouement et de malheurs, il pût encore me rester, dans l'âme, quelque place à d'autres émotions, dans l'esprit, quelques pensées d'amusement. L'enfance est ainsi faite; tout glisse sur elle, l'impression même des chagrins. Notre tendre mère, d'ailleurs, mettait tant de soins à cacher son véritable état, nous engageait tous si vivement à nous distraire! C'est seulement de cette façon que je me rends quelque compte des dissipations dont je conservais l'habitude. Après trois ans de luttes, il n'en arriva pas moins ce cruel moment qui devait l'enlever à ses souffrances, comme à notre amour, et qui allait nous frapper d'une perte irréparable.
Je ne retracerai pas tous les détails de ce moment suprême; mais il fut bien solennel. Le caractère des maladies de poitrine est de laisser, presque jusqu'au dernier souffle, une entière liberté d'esprit. Un enthousiasme soudain brilla alors dans les yeux de notre malade et, d'une voix animée, elle dit: «Je ne puis déplorer ma mort, puisque mon devoir était tracé et que je ne serais plus qu'un obstacle à votre bonheur… Ma sœur se charge d'Eugénie et lui promet sa fortune; ainsi ma fille obtiendra le prix des plus tendres soins qu'une mère ait jamais reçus, et elle paraîtra, dans le monde, avec tous ses avantages naturels; quant à toi, mon fils bien-aimé – me dit-elle en m'embrassant et après une longue pause – j'ai l'assurance que ton cousin, le marin, reprendra bientôt sa carrière, et qu'il t'y fera entrer, comme ton père contribua, jadis, à l'y placer; tu dois réussir dans cette arme; tu y introduiras ton frère, et c'est avec satisfaction que je pense que l'épée ne sortira pas de la famille… Adieu, ma sœur, voilà ta fille… adieu, mon mari, embrassons-nous encore une fois…» Et, peu après, ce ne fut qu'une scène de sanglots et de désolation. C'était le 18 novembre 1797.
Ma tante tint religieusement ses promesses. Mon père partit avec mon frère pour Marmande, où, suivant l'usage de l'ancienne noblesse, il s'établit chez son frère aîné, qu'il n'avait jamais tutoyé, le considérant toujours comme le représentant de son père; et moi, en attendant que j'entrasse au service, je fus recueilli par un ami de la maison, M. de Lunaret, dont le fils, aujourd'hui conseiller à la Cour royale de Montpellier, était mon compagnon de choix, et qui mit tant de délicatesse dans ses procédés qu'aucune différence ne pouvait se remarquer entre les deux camarades. Ce digne vieillard vit encore; un de ses plus grands bonheurs est de me recevoir à Béziers, et sa belle âme s'indigne toutes les fois que je lui rappelle son affectueuse bienveillance et les marques qu'il m'en a données.
Cependant je grandissais beaucoup, et je passai encore huit mois à Béziers, attendant que le capitaine de vaisseau, neveu de mon père, et que j'appellerai dorénavant M. de Bonnefoux, reprît du service. M. de Lunaret me traitait toujours comme son fils; je le suivais à Lyrette, nom de sa maison de campagne, près de la ville, où il allait souvent; il me conduisit, même, au village de Cabrières44, situé dans la partie des montagnes que l'on trouve à quelques lieues dans le nord-est de Béziers et où il avait une propriété. Ce fut une partie de délices pour le jeune Lunaret et pour moi; j'y retrouvai presque le Châtard. Nous nous y livrâmes à mille exercices, jeux ou plaisirs de notre âge, dans lesquels nous excitions, même, l'étonnement de ces montagnards; enfin, après un séjour de trois mois, nous en revînmes, tous les deux, avec une dose de vigueur, avec une allure d'aisance que la vie âpre de ces contrées agrestes contribue ordinairement à donner à ses robustes habitants.
C'est la dernière partie de ce genre que j'aie faite, en y portant les goûts vifs de l'enfance, car mon existence changea entièrement par la nouvelle que je reçus, à mon retour de Cabrières, que M. de Bonnefoux, ami intime du ministre de la Marine Bruix45, venait d'être nommé adjudant général, aujourd'hui major général, du port de Brest. Il avait quitté Marmande pour se rendre à son poste; en passant à Bordeaux, il m'y avait embarqué46 sur le lougre la Fouine, qu'on armait pour Brest, et je devais partir sur-le-champ de Béziers, afin de passer