la dilatation soudaine de la pupille, jusqu'à faire paraître noirs ses beaux yeux d'un bleu sombre et tendre, donnait la sensation d'une nervosité maladive, contenue par la volonté la plus ferme. Ce visage, où il y avait à la fois tant de noblesse de race et tant de passion renfermée, présentait un contraste singulier avec le visage de Mme de Candale, aussi délicatement patricien, aussi affiné par une hérédité séculaire, mais tout en énergie et en action. La comtesse, qui vit comme hypnotisée par son culte pour le terrible maréchal de Candale, l'ami de Montluc et son rival en massacres, eût été, au siècle des luttes religieuses, une de ces rudes guerrières dont L'Estoile raconte les audaces cruelles, et, plus près de nous, une chouanne, une de ces amazones de la Vendée et du Cotentin qui firent le coup de feu le long des routes, braves comme les plus braves de leurs compagnons. La marquise de Tillières, toute tendresse et toute douceur, faisait songer à ces héroïnes de la vie amoureuse dont l'histoire a incarné le type dans la touchante figure d'une La Vallière ou d'une Aïssé. L'une était un Van Dyck descendu de sa toile par la vertu de l'atavisme, et l'autre un pastel de jadis comme animé par un mystérieux enchantement. Mais si aux analogies extérieures correspondait une analogie morale, s'il y avait en effet, chez l'une, des frémissements secrets d'héroïsme, et chez l'autre des abîmes voilés de passion, cela, leur causerie sur ce coin de canapé n'aurait pu l'apprendre au plus subtil des écouteurs: car, aussitôt le récit de l'accident terminé, ce Van Dyck habillé par Worth et ce pastel paré par Doucet avaient commencé de se raconter leur semaine, et c'était simplement le papotage de deux amies qui, tour à tour, parlent chiffons, visites ou soirées, qui potinent enfin, – pour employer le vilain mot actuel qui sert à désigner ce jolis gazouillis d'oiseaux moqueurs, – jusqu'à cette phrase inévitable prononcée par la comtesse:
– «Voyons, quand viens-tu dîner chez moi, pour causer vraiment? Veux-tu demain?»
– «Demain? Non,» fit Mme de Tillières, «j'ai ma cousine de Nançay chez moi. Veux-tu après-demain jeudi?»
– «Jeudi? jeudi? C'est moi qui ne suis pas libre, je dîne chez ma sœur d'Arcole. Veux-tu vendredi?»
– «C'est une gageure,» reprit Juliette en riant, «je dîne chez les d'Avançon. Imagine-toi qu'il faut que ce soit moi qui mette la paix dans le ménage de mon adorateur. Seulement Mme d'Avançon se couche très tôt, et si c'est ton jour de loge à l'Opéra et que tu n'aies personne…»
– «Personne… Cela, c'est parfait. Ne fais pas atteler, j'irai te prendre à neuf heures chez les d'Avançon… Mais c'est loin, vendredi, c'est très loin. J'ai une idée, si tu venais ce soir, tout simplement?»
– «Mais,» répondit Mme de Tillières, «regarde sur mon bureau, cette lettre que je finissais quand tu es entrée… J'écrivais à Miraut qui me demande un jour depuis très longtemps, et comme j'étais seule avec ma mère…»
– «Tu n'enverras pas la lettre, voilà tout,» fit la comtesse, «et tu me rendras service… C'est un peu une corvée, ce dîner… Toute la chasse de Pont-sur-Yonne… Tu les connais, les chasseurs. Prosny, d'Artelles, Mosé…» – Et, avec un mouvement d'hésitation: – «Enfin, un dernier que tu n'auras peut-être pas envie de connaître, lui… Tu es tellement ce que les Anglais appellent particular…»
– «Et les Français prude ou chipie,» interrompit Juliette en recommençant à rire. «Et tout cela parce que je ne veux pas venir chez toi les jours de cohue… Et quel est-il, ce mystérieux personnage que je dois te défendre de me présenter?..»
– «Oh! pas bien mystérieux,» reprit Gabrielle; «c'est Raymond Casal.»
– «Celui de Mme de Corcieux?» interrogea Juliette; et sur un geste affirmatif de la comtesse: – «Le fait est,» ajouta-t-elle avec malice, «que le sévère Poyanne désapprouvera… Je n'échapperai pas à la phrase: «Pourquoi Mme de Candale reçoit-elle des hommes comme celui-là?»
Sans doute l'ami dont Mme de Tillières raillait gaiement la surveillance un peu ombrageuse n'était pas en grande faveur auprès de la comtesse, car cette dernière eut dans les yeux un petit éclair de joie mauvaise à cette moquerie, et, comme encouragée, elle reprit:
– «D'abord, tu lui diras que c'est l'ami de mon mari bien plus que le mien. Et puis, veux-tu que je te parle franchement? Casal, n'est-ce pas, cela signifie pour toi, pour Poyanne, pour n'importe qui, un mauvais sujet qui ne fréquente les femmes que pour les perdre, un fat qui a compromis Mme de Hacqueville, Mme Ethorel, Mme de Corcieux et mille et trois autres, un joueur qui a tenu au cercle des parties extravagantes, un brutal qui ne se lève de la table de jeu que pour monter à cheval, faire des armes, chasser et finir la nuit, drunk as a lord? Le voilà, ton Casal et celui de ton Poyanne…»
– «Mon Casal!» interrompit Juliette, «je ne le connais pas, et mon Poyanne, – cela, non, je ne veux pas être responsable des antipathies de mes amis, sois juste.»
– «Mais si, mais si, ton Poyanne,» insista la comtesse. «Voyons, s'il était veuf au lieu d'être simplement séparé, et si sa coquine de femme lui faisait la surprise de mourir à Florence, où elle mène une vie?..»
– «Eh bien! achève,» dit Mme de Tillières.
– «J'ai toujours eu l'idée que tu serais capable de l'épouser, et lui, je parierais qu'il y pense, car il monte déjà la garde autour de toi comme autour d'une fiancée.»
– «D'abord je ne crois pas du tout qu'il nourrisse de si ténébreux projets,» fit Juliette en riant de plus belle, «et puis je ne sais pas ce que je répondrais si le cas se présentait, et enfin une fiancée de vingt-neuf ans et huit mois peut se permettre d'affronter les séductions d'un viveur très fat, très joueur, un peu jockey, un peu maître d'armes, et très ivrogne, car voilà le portrait peu flatté de ton convive…»
– «Tu m'as justement coupé la parole quand j'allais te dire que cette légende-là ne ressemble pas plus au véritable Casal que le Napoléon III des Châtiments à notre pauvre empereur… Fat! Est-ce sa faute s'il est tombé sur trois ou quatre folles qui l'ont affiché? Tu as beau rire. Oui, qui l'ont affiché! Pauline de Corcieux, c'en était à ne plus la recevoir. Et après leur rupture, qui est allé crier du mal de l'autre à tous les échos? Elle, ou lui? Ce dont je suis sûre, moi, qui me pique d'être une très honnête femme, c'est que jamais, entends-tu, jamais il ne m'a dit un mot qu'il ne devait pas me dire. Et intelligent, intéressant, tout plein des souvenirs de ses grands voyages! L'Orient, les Indes, la Chine, le Japon; il a couru le monde entier. Viveur? Joueur? Il était un peu plus riche que ces messieurs, il a eu plus de chevaux, perdu plus d'argent. Voilà bien de quoi s'indigner. C'est possible qu'il ait la manie de l'escrime. Mais il n'en parle pas, et je n'ai jamais entendu raconter qu'il ait abusé de sa force à l'épée. C'est possible aussi qu'il boive, mais il a eu le bon goût de venir toujours chez moi parfaitement maître de lui… Sais-tu ce que c'est que ce garçon? Un enfant gâté à qui la vie a été trop facile, mais qui a gardé un tas de charmantes qualités. Et beau avec cela! Mais tu l'as vu?..»
– «Je crois qu'on me l'a montré une fois à l'Opéra,» dit Juliette, «un grand, avec des cheveux noirs et une barbe blonde.»
– «Il y a longtemps alors,» reprit Gabrielle. «Il ne porte plus que la moustache. Comme c'est drôle, la vie de Paris! Vous avez dû vous rencontrer cent fois.»
– «Je sors si peu,» dit Juliette, «et d'ailleurs, avec mes distractions, je ne reconnais jamais personne.»
– «Enfin, sortiras-tu ce soir pour venir voir le beau Casal, oui ou non?»
– «Oui. Mais comme tu en parles! Comme tu te montes! Si je ne te connaissais pas?..»
– «Tu dirais que je suis amoureuse de lui, n'est-ce pas? Que veux-tu? J'ai du sang de bataille dans les veines, et l'horreur des injustices du monde… Et puis ne va pas me dénoncer à Poyanne?»
– «Ah! encore Poyanne,» fit Juliette en haussant ses fines épaules.
– «Mais