appartement était situé rue de Courcelles, presque au coin de l'avenue Hoche, et on l'eût pu croire riche comme la maison elle-même, comme le quartier; mais en réalité, il était fort exigu, très bas de plafond, et même mansardé, sauf le salon et la salle à manger. En fait, et de l'aveu de mon mari, ce logement extrêmement modeste avait été escamoté par l'architecte, sous les combles d'un immeuble opulent, un peu au détriment de la quantité d'air respirable dans les chambres de domestiques.
D'une fenêtre de mon salon «en rotonde», on surprenait, comme par une porte entre-bâillée, une mince parcelle du parc Monceau, entre deux hôtels. Cela rappelait une de ces images, aux proportions excentriques, qui montent le long du texte d'un roman illustré, et où tous les objets représentés sont taillés, impitoyablement, à la façon des charmilles, mais s'épanouissent, en haut, sur toute la largeur de la page. Dans le haut de la page, je voyais la cime, à cette époque encore feuillue et dorée, des platanes et des ormes.
En m'installant dans mon appartement, je venais souvent à cette fenêtre, et, lorsque je refeuillette aujourd'hui ma vie de femme, qui commence là, cette vue m'apparaît bien en effet comme la vignette-frontispice d'un livre devenu très familier, mais dont on a longtemps regardé les images avant de se décider à le lire…
Dans ma fluette bande de parc Monceau, on voyait passer des coupés, des victorias, des fiacres: jamais tout entiers; du moins, on voyait une fraction de cheval, puis le cheval, et quand la voiture apparaissait, le cheval déjà était éclipsé. On voyait des passants, d'assez beau monde qu'il fallait regarder vite, vite, des nourrices, le marmot au poing, des petits jeunes gens en uniforme des Pères, qui me rappelaient mon frère Paul quand il était au collège, et des fillettes en quantité, fouettant à tour de bras leur «sabot», mais tout cela mouvant et éphémère, emporté et remplacé aussitôt que posé. C'était un peu agaçant, et pourtant attrayant pour moi, car, si étranglé que fût ce spectacle, c'était une réduction infinitésimale de la vie de Paris qui s'offrait là, de cette vie de Paris si prestigieuse pour tous ceux qui lui sont étrangers.
Elle était pour moi si prestigieuse, cette vie de Paris, que j'en avais peur. Loin d'être attirée vers elle par la curiosité, j'éprouvais une appréhension à mettre le pied dans la rue. Pendant des jours, mon mari ne réussit pas à m'entraîner avec lui seulement jusqu'à l'Étoile. Mais il tenait ma claustration volontaire pour une des premières manifestations de mon goût pour la vie d'intérieur, et j'ai su qu'il s'en félicitait. Le dimanche, il fallut bien aller à la messe; mon mari m'y accompagna, et je traversai ainsi pour la première fois le parc Monceau.
Nos concierges, monsieur et madame Bailloche, l'un sur le pas de la porte et fumant sa pipe, l'autre ayant ouvert pour me mieux voir le carreau de sa loge, me firent à mon insu passer un examen détaillé et qui fut, paraît-il, favorable; tous les deux depuis lors se montrèrent pleins de prévenances.
Il s'agissait de ne plus hésiter à présenter nos civilités à la famille de mon mari. Nous avions un peu tardé. Pour un homme formaliste comme l'était mon mari, cela prenait des airs de négligence. Mais, quant à ses devoirs familiaux, précisément, l'homme correct était combattu en lui par l'homme correct lui-même: le père et la mère de mon mari vivaient séparés de corps et de biens depuis plus de vingt ans, ce qui plaçait leur fils, surtout vis-à-vis de moi, jeune provinciale, dans une situation très incommodante; de plus, la sœur de mon mari, qui habitait avec la maman Serpe, était divorcée, et je sentais bien qu'il ne souhaitait pas que j'eusse des relations très assidues avec elle. Cependant, telle qu'elle était, la famille était la famille, et mon mari professait sur les devoirs de famille des principes intransigeants, fondés surtout, par réaction, je le crois, sur l'exemple de sa famille.
Le plus facile à voir, pour moi, était le vieux papa Serpe avec lequel je m'étais assez bien entendue lorsqu'il était venu à Chinon demander ma main pour son fils. Ne me plaisait-il pas même mieux que son fils, ce pauvre bonhomme que nous avions d'abord chargé de tous les torts en son ménage malheureux? Et ce n'était qu'après avoir passé trois jours entiers avec sa femme, au moment de mon mariage, que nos présomptions s'étaient retournées en sa faveur. Au fond, je ne savais rien de mes beaux-parents, tant la correction de mon mari le rendait discret. Mais ce que je redoutais, c'était la visite à ma nouvelle belle-sœur, la divorcée, qui n'avait point assisté à mon mariage. Je ne lui en voulais point, mais la discrétion, alors vraiment excessive de mon mari à l'égard de tout ce qui concernait cette sœur, plus jeune que lui, qu'il avouait «fort jolie», qui vivait avec sa mère et de qui il ne voulait point, c'était évident, que je me fisse une amie, me rendait un peu timorée à l'idée de l'approcher.
Les deux dames Serpe habitaient boulevard Pereire, presque dans notre voisinage, un petit rez-de-chaussée qui me rappela tout d'abord la province, parce qu'en passant devant ses fenêtres, nous vîmes, derrière le rideau de vitrage à demi relevé, la maman Serpe qui observait le va-et-vient du trottoir, de la chaussée, et peut-être aussi les panaches de vapeur produits par le chemin de fer de ceinture. Mais, aussitôt la porte ouverte, le fouillis d'objets hétéroclites, entassés ou pendants aux murs de l'antichambre, l'amas de tentures orientales, de tessons, de ferrailles, d'ombrelles japonaises, de masques grimaçants, de heaumes, de rondaches, de hallebardes, de fez, de gandourahs, et un parfum de vétiver, me transportèrent bien loin de nos maisons économes de Chinon. Et, une fois dans la pièce où se tenaient madame Serpe et sa fille, nous en fûmes à mille lieues de plus. Mais là, je n'eus d'yeux que pour ma nouvelle belle-sœur, bien qu'il fallût à tout instant prendre garde à mes chevilles que mordillait en aboyant à tue-tête une meute de petits chiens, – ces petits chiens dont l'un avait accompagné madame Serpe lors de mon mariage, ce qui avait produit un effet si désastreux sur ma famille…
Ces dames nous attendaient; mais elles ne se séparaient jamais de leurs petits chiens, et pendant un quart d'heure il n'y eut aucun moyen d'échanger deux paroles; nous poussions tous des hurlements pour dominer le vacarme des chiens, et les mots que nous tâchions de faire entendre n'avaient trait, naturellement, qu'à ces intéressantes bêtes. Mon mari, non pas surpris, mais froissé dans son goût de la correction, fronçait les sourcils; sa sœur, au contraire, riait de voir la grimace qu'il faisait. Cette mystérieuse belle-sœur me parut moins jolie que je ne me l'étais imaginée, mais c'est que je n'étais point faite à ce genre de beauté-là. Le type de la beauté, pour moi, n'était-il pas encore celui de madame du Cange, mon ancienne maîtresse générale au couvent du Sacré-Cœur? Une régularité parfaite de tous les traits, la paix de l'âme sur le visage, et une sorte de transfiguration des yeux par le bonheur le plus élevé et le plus pur?.. Non, non, ce n'était pas cela le genre de beauté propre à ma nouvelle belle-sœur!.. Sa beauté, à elle, me parut indécente. J'avoue cette impression qui paraîtra ridicule, mais qui montre à la fois ce que j'étais, d'où je venais, et ce contre quoi je me trouvais heurtée tout à coup.
Elle était de taille un peu supérieure à la moyenne, et parfaitement proportionnée; elle portait une robe d'intérieur qui moulait la poitrine et découvrait largement le cou rond et frais, quoiqu'elle ne fût plus toute jeune; ses dents magnifiques, ses yeux sombres, cernés, avec une expression à la fois piquante et chagrine, inconnue de moi, et son lourd casque de cheveux formaient un type de femme pour moi étranger et surprenant. Au cours de notre voyage en Italie, mon mari m'avait signalé, à table d'hôte, une femme de ce genre en me disant qu'elle lui rappelait sa sœur d'une façon tout à fait frappante, et il avait été bien ennuyé, ensuite, de m'avoir dit cela, parce que dans le hall de l'hôtel, aux sons d'une valse langoureuse, cette femme s'abandonna, au cou de son compagnon, à des transports qui choquèrent beaucoup les personnes présentes.
Elle me parla de Venise, bien entendu; c'était le sujet de conversation inévitable; elle connaissait Venise, et pour y avoir fait, elle aussi, son voyage de noces, de sorte qu'à tout propos elle disait: «Oui, je sais ce que c'est…» d'un air de deviner ce qui m'y avait frappée le plus; et toutes les fois qu'il y avait une défaillance dans mes souvenirs, elle ajoutait: «Je connais ça, vous étiez distraite!..» et elle avait un sourire malicieux et ambigu qui me gênait et dont je ne compris pas tout de suite le sens. Puis elle m'entraîna à part, sous prétexte de voir ma robe au jour. Elle m'inspectait de la tête aux