vos formules (p. xxviii) à la lumière du juste,» il n'y aurait pas eu un mot à lui répondre, et l'économie politique lui eût tendu la main. Mais, passionné et exclusif comme toutes les réactions, le socialisme nia au lieu de contrôler. On s'était contenté d'étudier, au point de vue de l'utile, les résultats de la propriété, de l'intérêt, de l'hérédité, de la concurrence, etc., en les prenant comme faits acceptés et sans discuter leur raison d'être et leur justice; – le socialisme nia au point de vue du juste et attaqua comme illégitimes la propriété, l'intérêt, l'héritage, la concurrence, etc. On s'était un peu trop borné à décrire ce qui est; – il se borna à décrire ce qui, dans ses rêves d'organisation nouvelle, devait être. On avait, disait-on, écrasé l'homme sous les choses et les faits; – par une sorte de vengeance, il écrasa sous ses pieds les faits et les choses pour remettre l'homme à son rang.
Dans cette situation, qu'y avait-il à faire, pour opérer la réconciliation des esprits? Évidemment, il fallait réunir et fondre ensemble les deux aspects distincts du fait et du droit; revenir à la formule des physiocrates, à la science des faits au point de vue du droit naturel; soumettre la pratique au contrôle du juste; faire du socialisme savant et consciencieux; prouver que ce qui est, dans son ensemble actuel et surtout dans sa tendance progressive, est conforme à ce qui doit être selon les aspirations de la conscience universelle.
Voilà ce qu'a voulu faire Bastiat, et ce qu'il a fait, autant du moins qu'il l'a pu dans un livre inachevé. Il a passé en revue les phénomènes économiques et les formes fondamentales de nos sociétés modernes: en les examinant au triple point de vue de l'intérêt particulier, de l'intérêt général, et de la justice, il a montré que les trois aspects concordaient. Au-dessus des divergences d'intérêts qu'on aperçoit d'abord entre le producteur et le consommateur, le capitaliste et le salarié, celui qui possède et celui qui ne possède pas, etc., il a fait voir qu'il existe des lois prédominantes d'équilibre et d'unité qui associent ces intérêts et englobent ces oppositions secondaires dans une harmonie supérieure. En sorte que «le bien de chacun favorise le bien de tous, comme le bien de tous favorise le bien de chacun;» et que «le résultat naturel du mécanisme social est une élévation constante du niveau physique, intellectuel et moral pour toutes les classes, avec une tendance à l'égalisation,» – développement qui n'a d'autre condition que le champ laissé à la recherche et à l'action, c'est-à-dire la liberté.
Pour caractériser plus nettement la grande et belle position prise par Bastiat, nous avons supprimé des transitions et des nuances. Il est essentiel de les rétablir; sans quoi il semblerait que Bastiat a créé une science nouvelle, tandis qu'il n'a prétendu, comme il le dit, que présenter un exposé nouveau d'une science déjà formée. Il faut donc faire remarquer que ses devanciers avaient déjà bien préparé son terrain, soit par leurs savantes analyses des phénomènes qu'il n'a eu le plus souvent qu'à rappeler, soit en s'élevant eux-mêmes aux considérations de l'intérêt général, – notion beaucoup moins éloignée qu'on ne pense de celle du juste. Il faut dire que, sans être aussi hautement formulée, l'idée des grandes lois sociales a été de tout temps en germe dans la pensée des économistes, et que la fameuse devise du laisser passer n'est au fond qu'une affirmation de la gravitation naturelle des intérêts vers l'ordre et le progrès. Enfin il faut ajouter, pour rendre justice à deux hommes que Bastiat a reconnus comme ses maîtres, que Ch. Comte et M. Dunoyer avaient, avant lui, déjà ramené très-sensiblement la science vers le point de vue élevé des physiocrates: – le premier, en soumettant au contrôle du droit naturel les formes diverses de la législation et de la propriété; – le second, en introduisant hardiment les fonctions de l'ordre intellectuel et moral dans le champ des études économiques.
C'est là précisément l'excellence du point de vue de Bastiat, qu'il se rattache aux meilleures traditions, tout en ouvrant des perspectives nouvelles. «Les sciences, pour employer une de ses expressions, ont une croissance comme les plantes;» il n'y a pas d'idées neuves, il n'y a que des idées développées; et l'initiateur est celui qui formule en un principe net et absolu des traditions hésitantes et incomplètes, celui qui fait un système d'une tendance. Bastiat, d'ailleurs, ne s'est pas borné à affirmer son principe dans toute sa généralité, sans exceptions ni réserves, – chose neuve déjà et hardie. Pour proclamer l'harmonie parfaite des lois économiques, il a fallu qu'il la fît en quelque sorte lui-même, en supprimant des dissonances, en rectifiant des erreurs appuyées de noms célèbres. Il a fallu dissiper la confusion établie entre la valeur et l'utilité, – l'utilité qui est le but et le bien, – la valeur, qui représente l'obstacle et le mal; asseoir solidement ce beau principe de la gratuité absolue du concours de la nature; attaquer toute cette théorie qui entachait la propriété foncière d'une accusation de monopole aggravateur du prix; débarrasser la loi du Progrès de cette effrayante perspective du renchérissement de la subsistance et de l'épuisement du sol, etc., etc.; – toutes choses qui peuvent paraître simples maintenant, mais qui alors ont été critiquées pour leur hardiesse extraordinaire.
Du reste, à notre sens, ce qu'il y a de plus grand encore dans le livre de Bastiat, c'est l'idée de l'harmonie elle-même: idée qui répond éminemment au travail secret d'unité dans les sciences que poursuit notre époque, et qui a plutôt le caractère d'une intuition et d'un acte de foi que d'une déduction scientifique. C'est comme un cadre immense dans lequel chaque étude partielle des lois sociales peut et doit venir se classer infailliblement. Bastiat aurait manqué son livre, qu'il nous semble qu'avec sa donnée seule, ce livre se serait fait tôt ou tard. Il est permis de croire qu'en le commençant il n'en voyait pas toute la portée. Il avait sans doute rassemblé d'abord quelques aperçus principaux; puis les vérités se sont attirées l'une l'autre; chaque rapport nouveau ouvrait de nouvelles équations, chaque groupe harmonisé ou identifié se résolvait en une synthèse supérieure. De sorte que les points de vue allaient en s'agrandissant toujours, et que Bastiat, à la fin, a dû se sentir écrasé, comme il le dit lui-même, par la masse des harmonies qui s'offraient à lui. Une note posthume très-précieuse nous indique comment cette extension de son sujet l'avait conduit à l'idée de refondre complétement tout l'ouvrage. «J'avais d'abord pensé, dit-il, à commencer par l'exposition des Harmonies économiques, et par conséquent ne traiter que des sujets purement économiques: valeur, propriété, richesse, concurrence, salaire, population, monnaie, crédit, etc. Plus tard, si j'en avais eu le temps et la force, j'aurais appelé l'attention du lecteur sur un sujet plus vaste: les Harmonies sociales. C'est là que j'aurais parlé de la constitution humaine, du moteur social, de la responsabilité, de la solidarité, etc… L'œuvre ainsi conçue était commencée quand je me suis aperçu qu'il était mieux de fondre ensemble que de séparer ces deux ordres de considérations. Mais alors la logique voulait que l'étude de l'homme précédât les recherches économiques. Il n'était plus temps…»
Il n'était plus temps en effet! Bastiat ne s'était décidé à écrire les Harmonies que parce qu'il commençait à sentir que ses jours étaient comptés. On le devine à l'entassement tumultueux d'idées du dernier chapitre3 et aux plaintes qui lui échappent sur le temps qui lui manque. Tout en continuant à jeter au courant des discussions du jour quelques-unes de ses belles pages, – comme la polémique avec Proudhon dans la Voix du Peuple, la Loi, Ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas, l'article Abondance, pour le Dictionnaire de l'économie politique, il préparait avec une ardeur fébrile les ébauches du second volume des Harmonies. Il ne voulut pas s'attarder à réparer dans le repos ses forces épuisées; il mit tout son enjeu sur un dé, il crut qu'il pourrait peut-être gagner de vitesse sur les progrès du mal, et arriver par un élan suprême à ne tomber qu'au but… Dans ce steeple-chase désespéré contre la mort, il a perdu.
Quand un homme, à l'âge de quarante-cinq ans, brise d'un seul coup tous les liens de son passé, comme l'a fait Bastiat, et, sans l'ombre d'ambition, se jette d'une solitude méditative dans l'ardente atmosphère de l'action, vous pouvez être sûr que cet homme ne s'arrêtera plus que dans (p. xxxiii) la tombe. Il y a quelque chose de plus terrible cent fois, de plus implacable au repos que l'ambition même: c'est le fanatisme de l'idée, c'est le sentiment