sa montre, sans sa tabatière et sans Jacques: c'étaient les trois grandes ressources de sa vie, qui se passait à prendre du tabac, à regarder l'heure qu'il était, à questionner Jacques; et cela dans toutes les combinaisons. Privé de sa montre, il en était donc réduit à sa tabatière, qu'il ouvrait et fermait à chaque minute, comme je fais, moi, lorsque je m'ennuie. Ce qui reste de tabac le soir dans ma tabatière est en raison directe de l'amusement, ou inverse de l'ennui de ma journée. Je vous supplie, lecteur, de vous familiariser avec cette manière de dire empruntée de la géométrie, parce que je la trouve précise et que je m'en servirai souvent.
Eh bien! en avez-vous assez du maître; et son valet ne venant point à nous, voulez-vous que nous allions à lui? Le pauvre Jacques! au moment où nous en parlons, il s'écriait douloureusement: «Il était donc écrit là-haut qu'en un même jour je serais appréhendé comme voleur de grand chemin, sur le point d'être conduit dans une prison, et accusé d'avoir séduit une fille!»
Comme il approchait au petit pas, du château, non… du lieu de leur dernière couchée, il passe à côté de lui un de ces merciers ambulants qu'on appelle porteballes, et qui lui crie: «Monsieur le chevalier, jarretières, ceintures, cordons de montre, tabatières du dernier goût, vraies jaback18, bagues, cachets de montre. Montre, monsieur, une montre, une belle montre d'or, ciselée, à double boîte, comme neuve…» Jacques lui répond: «J'en cherche bien une, mais ce n'est pas la tienne…» et continue sa route, toujours au petit pas. En allant, il crut voir écrit en haut que la montre que cet homme lui avait proposée était celle de son maître. Il revient sur ses pas, et dit au porteballe: «L'ami, voyons votre montre à boîte d'or, j'ai dans la fantaisie qu'elle pourrait me convenir.
– Ma foi, dit le porteballe, je n'en serais pas surpris; elle est belle, très-belle, de Julien Le Roi19. Il n'y a qu'un moment qu'elle m'appartient; je l'ai acquise pour un morceau de pain, j'en ferai bon marché. J'aime les petits gains répétés; mais on est bien malheureux par le temps qui court: de trois mois d'ici je n'aurai pas une pareille aubaine. Vous m'avez l'air d'un galant homme, et j'aimerais mieux que vous en profitassiez qu'un autre…»
Tout en causant, le mercier avait mis sa balle à terre, l'avait ouverte, et en avait tiré la montre, que Jacques reconnut sur-le-champ, sans en être étonné; car s'il ne se pressait jamais, il s'étonnait rarement. Il regarde bien la montre: Oui, se dit-il en lui-même, c'est elle… Au porte-balle: «Vous avez raison, elle est belle, très-belle, et je sais qu'elle est bonne…» Puis la mettant dans son gousset, il dit au porteballe: «L'ami, grand merci!
– Comment, grand merci!
– Oui, c'est la montre de mon maître.
– Je ne connais point votre maître, cette montre est à moi, je l'ai bien achetée et bien payée…»
Et saisissant Jacques au collet, il se mit en devoir de lui reprendre la montre. Jacques s'approche de son cheval, prend un de ses pistolets, et l'appuyant sur la poitrine du porteballe: «Retire-toi, lui dit-il, ou tu es mort.» Le porteballe effrayé lâche prise. Jacques remonte sur son cheval et s'achemine au petit pas vers la ville, en disant en lui-même: «Voilà la montre recouvrée, à présent voyons à notre bourse…» Le porteballe se hâte de refermer sa malle, la remet sur ses épaules, et suit Jacques en criant: «Au voleur! au voleur! à l'assassin! au secours! à moi! à moi!..» C'était dans la saison des récoltes: les champs étaient couverts de travailleurs. Tous laissent leurs faucilles, s'attroupent autour de cet homme, et lui demandent où est le voleur, où est l'assassin.
«Le voilà, le voilà là-bas.
– Quoi! celui qui s'achemine au petit pas vers la porte de la ville?
– Lui-même.
– Allez, vous êtes fou, ce n'est point là l'allure d'un voleur.
– C'en est un, c'en est un, vous dis-je, il m'a pris de force une montre d'or…»
Ces gens ne savaient à quoi s'en rapporter, des cris du porteballe ou de la marche tranquille de Jacques. «Cependant, ajoutait le porteballe, mes enfants, je suis ruiné si vous ne me secourez; elle vaut trente louis comme un liard. Secourez-moi, il emporte ma montre, et s'il vient à piquer des deux, ma montre est perdue…»
Si Jacques n'était guère à portée d'entendre ces cris, il pouvait aisément voir l'attroupement, et n'en allait pas plus vite. Le porteballe détermina, par l'espoir d'une récompense, les paysans à courir après Jacques. Voilà donc une multitude d'hommes, de femmes et d'enfants allant et criant: «Au voleur! au voleur! à l'assassin!» et le porteballe les suivant d'aussi près que le fardeau dont il était chargé le lui permettait, et criant: «Au voleur! au voleur! à l'assassin!..»
Ils sont entrés dans la ville, car c'est dans une ville que Jacques et son maître avaient séjourné la veille; je me le rappelle à l'instant. Les habitants quittent leurs maisons, se joignent aux paysans et au porteballe, tous vont criant à l'unisson: «Au voleur! au voleur! à l'assassin!..» Tous atteignent Jacques en même temps. Le porteballe s'élançant sur lui, Jacques lui détache un coup de botte dont il est renversé par terre, mais n'en criant pas moins: «Coquin, fripon, scélérat, rends-moi ma montre; tu me la rendras, et tu n'en seras pas moins pendu…» Jacques, gardant son sang-froid, s'adressait à la foule qui grossissait à chaque instant, et disait: «Il y a un magistrat de police ici, qu'on me mène chez lui: là, je ferai voir que je ne suis point un coquin, et que cet homme en pourrait bien être un. Je lui ai pris une montre, il est vrai; mais cette montre est celle de mon maître. Je ne suis point inconnu dans cette ville: avant-hier au soir nous y arrivâmes mon maître et moi, et nous avons séjourné chez M. le lieutenant général, son ancien ami.» Si je ne vous ai pas dit plus tôt que Jacques et son maître avaient passé par Conches, et qu'ils avaient logé chez le lieutenant général de ce lieu, c'est que cela ne m'est pas venu plus tôt. «Qu'on me conduise chez M. le lieutenant général,» disait Jacques, et en même temps il mit pied à terre. On le voyait au centre du cortége, lui, son cheval et le porteballe. Ils marchent, ils arrivent à la porte du lieutenant général. Jacques, son cheval et le porteballe entrent, Jacques et le porteballe se tenant l'un l'autre à la boutonnière. La foule reste en dehors.
Cependant, que faisait le maître de Jacques? Il s'était assoupi au bord du grand chemin, la bride de son cheval passée dans son bras, et l'animal paissait l'herbe autour du dormeur, autant que la longueur de la bride le lui permettait.
Aussitôt que le lieutenant général aperçut Jacques, il s'écria: «Eh! c'est toi, mon pauvre Jacques! Qu'est-ce qui te ramène seul ici?
– La montre de mon maître: il l'avait laissée pendue au coin de la cheminée, et je l'ai retrouvée dans la balle de cet homme; notre bourse, que j'ai oubliée sous mon chevet, et qui se retrouvera si vous l'ordonnez.
– Et que cela soit écrit là-haut…» ajouta le magistrat.
À l'instant il fit appeler ses gens: à l'instant le porteballe montrant un grand drôle de mauvaise mine, et nouvellement installé dans la maison, dit: «Voilà celui qui m'a vendu la montre.»
Le magistrat, prenant un air sévère, dit au porteballe et à son valet: «Vous mériteriez tous deux les galères, toi pour avoir vendu la montre, toi pour l'avoir achetée…» À son valet: «Rends à cet homme son argent, et mets bas ton habit sur-le-champ…» Au porteballe: «Dépêche-toi de vider le pays, si tu ne veux pas y rester accroché pour toujours. Vous faites tous deux un métier qui porte malheur… Jacques, à présent il s'agit de ta bourse.» Celle qui se l'était appropriée comparut sans se faire appeler; c'était une grande fille faite au tour. «C'est moi, monsieur, qui ai la bourse, dit-elle à son maître; mais je ne l'ai point volée: c'est lui qui me l'a donnée.
– Je vous ai donné ma bourse?
– Oui.
– Cela se peut, mais que le diable m'emporte si je m'en souviens…»
Le magistrat dit à Jacques: «Allons, Jacques, n'éclaircissons pas cela davantage.
– Monsieur…
– Elle