Dénis Diderot

Jacques le fataliste et son maître


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livres.

      – Ah! Javotte! neuf cent dix-sept livres pour une nuit, c'est beaucoup trop pour vous et pour lui. Donnez-moi la bourse…»

      La grande fille donna la bourse à son maître qui en tira un écu de six francs: «Tenez, lui dit-il, en lui jetant l'écu, voilà le prix de vos services; vous valez mieux, mais pour un autre que Jacques. Je vous en souhaite deux fois autant tous les jours, mais hors de chez moi, entendez-vous? Et toi, Jacques, dépêche-toi de remonter sur ton cheval, et de retourner à ton maître.»

      Jacques salua le magistrat et s'éloigna sans répondre, mais il disait en lui-même: «L'effrontée! la coquine! il était donc écrit là-haut qu'un autre coucherait avec elle, et que Jacques payerait!.. Allons, Jacques, console-toi; n'es-tu pas trop heureux d'avoir rattrapé ta bourse et la montre de ton maître, et qu'il t'en ait si peu coûté?»

      Jacques remonte sur son cheval et fend la presse qui s'était faite à l'entrée de la maison du magistrat; mais comme il souffrait avec peine que tant de gens le prissent pour un fripon, il affecta de tirer la montre de sa poche et de regarder l'heure qu'il était; puis il piqua des deux son cheval, qui n'y était pas fait, et qui n'en partit qu'avec plus de célérité. Son usage était de le laisser aller à sa fantaisie; car il trouvait autant d'inconvénient à l'arrêter quand il galopait, qu'à le presser quand il marchait lentement. Nous croyons conduire le destin; mais c'est toujours lui qui nous mène: et le destin, pour Jacques, était tout ce qui le touchait ou l'approchait, son cheval, son maître, un moine, un chien, une femme, un mulet, une corneille. Son cheval le conduisait donc à toutes jambes vers son maître, qui s'était assoupi sur le bord du chemin, la bride de son cheval passée dans son bras, comme je vous l'ai dit. Alors le cheval tenait à la bride; mais lorsque Jacques arriva, la bride était restée à sa place, et le cheval n'y tenait plus20. Un fripon s'était apparemment approché du dormeur, avait doucement coupé la bride et emmené l'animal. Au bruit du cheval de Jacques, son maître se réveilla, et son premier mot fut: «Arrive, arrive, maroufle! je te vais…» Là, il se mit à bâiller d'une aune.

      – Bâillez, bâillez, monsieur, tout à votre aise, lui dit Jacques, mais où est votre cheval?

      – Mon cheval?

      – Oui, votre cheval…»

      Le maître s'apercevant aussitôt qu'on lui avait volé son cheval, se disposait à tomber sur Jacques à grands coups de bride, lorsque Jacques lui dit: «Tout doux, monsieur, je ne suis pas d'humeur aujourd'hui à me laisser assommer; je recevrai le premier coup, mais je jure qu'au second je pique des deux et vous laisse là…»

      Cette menace de Jacques fit tomber subitement la fureur de son maître, qui lui dit d'un ton radouci: «Et ma montre?

      – La voilà.

      – Et ta bourse?

      – La voilà.

      – Tu as été bien longtemps.

      – Pas trop pour tout ce que j'ai fait. Écoutez bien. Je suis allé, je me suis battu, j'ai ameuté tous les paysans de la campagne, j'ai ameuté tous les habitants de la ville, j'ai été pris pour voleur de grand chemin, j'ai été conduit chez le juge, j'ai subi deux interrogatoires, j'ai presque fait pendre deux hommes; j'ai fait mettre à la porte un valet, j'ai fait chasser une servante, j'ai été convaincu d'avoir couché avec une créature que je n'ai jamais vue et que j'ai pourtant payée; et je suis revenu.

      – Et moi, en t'attendant…

      – En m'attendant il était écrit là-haut que vous vous endormiriez, et qu'on vous volerait votre cheval. Eh bien! monsieur, n'y pensons plus! c'est un cheval perdu, et peut-être est-il écrit là-haut qu'il se retrouvera.

      – Mon cheval! mon pauvre cheval!

      – Quand vous continueriez vos lamentations jusqu'à demain, il n'en sera ni plus ni moins.

      – Qu'allons-nous faire?

      – Je vais vous prendre en croupe, ou, si vous l'aimez mieux, nous quitterons nos bottes, nous les attacherons sur la selle de mon cheval, et nous poursuivrons notre route à pied.

      – Mon cheval! mon pauvre cheval!»

      Ils prirent le parti d'aller à pied, le maître s'écriant de temps en temps, mon cheval! mon pauvre cheval! et Jacques paraphrasant l'abrégé de ses aventures. Lorsqu'il en fut à l'accusation de la fille, son maître lui dit:

      Vrai, Jacques, tu n'avais pas couché avec cette fille?

JACQUES

      Non, monsieur.

LE MAÎTRE

      Et tu l'as payée?

JACQUES

      Assurément!

LE MAÎTRE

      Je fus une fois en ma vie plus malheureux que toi.

JACQUES

      Vous payâtes après avoir couché?

LE MAÎTRE

      Tu l'as dit.

JACQUES

      Est-ce que vous ne me raconterez pas cela?

LE MAÎTRE

      Avant que d'entrer dans l'histoire de mes amours, il faut être sorti de l'histoire des tiennes. Eh bien! Jacques, et tes amours, que je prendrai pour les premières et les seules de ta vie, nonobstant l'aventure de la servante du lieutenant général de Conches; car, quand tu aurais couché avec elle, tu n'en aurais pas été l'amoureux pour cela. Tous les jours on couche avec des femmes qu'on n'aime pas, et l'on ne couche pas avec des femmes qu'on aime. Mais…

JACQUES

      Eh bien! mais!.. qu'est-ce?

LE MAÎTRE

      Mon cheval!.. Jacques, mon ami, ne te fâche pas; mets-toi à la place de mon cheval, suppose que je t'aie perdu, et dis-moi si tu ne m'en estimerais pas davantage si tu m'entendais m'écrier: Mon Jacques! mon pauvre Jacques!

      Jacques sourit, et dit: J'en étais, je crois, au discours de mon hôte avec sa femme pendant la nuit qui suivit mon premier pansement. Je reposai un peu. Mon hôte et sa femme se levèrent plus tard que de coutume.

LE MAÎTRE

      Je le crois.

JACQUES

      À mon réveil, j'entr'ouvris doucement mes rideaux, et je vis mon hôte, sa femme et le chirurgien, en conférence secrète vers la porte21. Après ce que j'avais entendu pendant la nuit, il ne me fut pas difficile de deviner ce qui se traitait là. Je toussai. Le chirurgien dit au mari: «Il est éveillé; compère, descendez à la cave, nous boirons un coup, cela rend la main sûre; je lèverai ensuite mon appareil, puis nous aviserons au reste.»

      La bouteille arrivée et vidée, car, en terme de l'art, boire un coup c'est vider au moins une bouteille, le chirurgien s'approcha de mon lit, et me dit: «Comment la nuit a-t-elle été?

      – Pas mal.

      – Votre bras… Bon, bon, le pouls n'est pas mauvais, il n'y a presque plus de fièvre. Il faut voir à ce genou… Allons, commère, dit-il à l'hôtesse qui était debout au pied de mon lit derrière le rideau, aidez-nous…» L'hôtesse appela un de ses enfants… «Ce n'est pas un enfant qu'il nous faut ici, c'est vous, un faux mouvement nous apprêterait de la besogne pour un mois. Approchez.» L'hôtesse approcha, les yeux baissés… «Prenez cette jambe, la bonne, je me charge de l'autre. Doucement, doucement… À moi, encore un peu à moi… L'ami, un petit tour de corps à droite… à droite, vous dis-je, et nous y voilà…»

      Je tenais le matelas des deux mains, je grinçais les dents, la sueur me coulait le long du visage. «L'ami, cela n'est pas doux.

      – Je le sens.

      – Vous y voilà. Commère, lâchez la jambe, prenez l'oreiller; approchez la chaise, et mettez l'oreiller dessus… Trop près… Un peu plus loin… L'ami, donnez-moi la main, serrez-moi ferme. Commère, passez dans la ruelle, et tenez-le par-dessous le bras… À merveille… Compère, ne reste-t-il rien dans la bouteille?

      – Non.

      – Allez