ils avaient du moins conservé dans leur âme assez de fierté pour haïr et détester les barbares. «Tu évites les barbares qu’on dit mauvais; moi, j’évite même ceux qu’on dit bons,» écrit Sidoine Apollinaire à un de ses amis19, et en parlant ainsi, il exprime le sentiment national bien mieux que les prêtres qui s’efforcent de représenter l’invasion comme un bienfait de Dieu. Mais ils avaient d’excellentes raisons, ces prêtres, pour écrire comme ils le faisaient. D’abord aucun sentiment généreux ne les en empêchait. Ils ne savaient point ce que c’est que le patriotisme. Ils n’avaient point de patrie ici-bas; leur patrie, à eux, était au ciel. Ils n’étaient pas compatissants non plus. Le pillage, le massacre même, les touchaient médiocrement. «Qu’est-ce que cela fait à un chrétien qui aspire à la vie éternelle, d’être enlevé à ce bas monde d’une manière ou d’une autre, à telle ou telle époque de la vie?» demande Orose,20 après avoir avoué, un peu malgré lui sans doute, que les Suèves et leurs alliés avaient commis beaucoup de meurtres. Les intérêts de l’Eglise étaient leur unique préoccupation; dans chaque événement politique ils n’apercevaient guère que ce qui servait à celle-ci ou lui pouvait nuire. Champions du christianisme, ils avaient à réfuter les païens et même un grand nombre de chrétiens qui, point encore suffisamment affermis dans la foi, imputaient les désastres inouïs qui frappaient l’empire à l’abandon de l’ancien culte, en disant que le christianisme avait porté malheur à la grandeur romaine et que les anciens dieux l’avaient bien mieux gardée. Les prêtres répondaient à ces impies en leur prouvant, comme l’avait fait leur maître, le célèbre auteur de la Cité de Dieu, que le monde romain avait toujours été malheureux et que les maux actuels n’étaient pas aussi intolérables qu’on le prétendait21. Puis, ils avaient fort bien saisi cette vérité, qu’à des idées nouvelles, comme les idées chrétiennes l’étaient, il faut des hommes nouveaux. Ils n’avaient nulle prise sur les nobles romains. Chrétiens pour la forme, parce que le christianisme était devenu la religion de l’Etat, mais trop corrompus pour se soumettre à l’austère moralité que prêchait cette religion, et trop sceptiques pour croire à ses dogmes, ces clarissimes ne vivaient que pour les festins, les plaisirs, les spectacles, et niaient tout jusqu’à l’immortalité de l’âme22. «On préfère ici les spectacles aux églises de Dieu, s’écrie Salvien dans sa sainte indignation23; on dédaigne les autels, et l’on honore les théâtres. On aime tout, on respecte tout; Dieu seul paraît méprisable et vil… Presque tout ce qui tient à la religion, on en rit chez nous.» Les mœurs des barbares n’étaient pas plus pures: les prêtres sont bien forcés d’avouer qu’ils étaient aussi injustes, aussi avares, aussi trompeurs, aussi cupides, en un mot aussi corrompus que les Romains24: car on l’a dit avec raison, il y a une analogie singulière entre les vices des décadences et les vices de la barbarie. Mais à défaut de vertus, les barbares croyaient du moins tout ce que leurs prêtres leur enseignaient25; ils étaient dévots de leur nature. Dans le danger ils n’attendaient du secours que de Dieu. Avant la bataille leurs rois priaient dans le cilice, ce dont un général romain eût ri, et s’ils remportaient la victoire, ils reconnaissaient dans leur triomphe la main de l’Eternel. Enfin, ils honoraient le clergé, non-seulement leur clergé à eux, le clergé arien, mais encore le clergé catholique, que les Romains méprisaient, bafouaient, tout en se disant catholiques26. Comment s’étonner après cela que les barbares se soient concilié la sympathie des prêtres? Sans doute, ils étaient hérétiques, ils avaient été instruits par de mauvais docteurs27; mais pourquoi les prêtres catholiques auraient-ils désespéré de les convertir? et cette conversion une fois obtenue, quel brillant avenir s’ouvrait alors pour l’Eglise!
Dans aucune province les espérances de ces esprits très-clairvoyants ne furent trompées; mais nulle part elles ne se réalisèrent au même degré qu’en Espagne, depuis que le roi Reccared et ses Visigoths eurent abjuré l’hérésie arienne pour se faire catholiques (587). Dès lors le clergé usa de tous les moyens pour adoucir et éclairer les Visigoths, déjà à moitié romanisés avant leur arrivée en Espagne par un demi-siècle de séjour dans les provinces romaines, et nullement insensibles aux avantages de l’ordre et de la civilisation. C’est un spectacle curieux que de voir les descendants des barbares qui avaient hanté les forêts de la Germanie, pâlir sur les livres sous la direction des évêques; c’est une curieuse correspondance que celle du roi Rékeswinth avec Braulion, l’évêque de Saragosse: le roi remercie l’évêque d’avoir bien voulu corriger un manuscrit qu’il lui avait envoyé, et il parle des fautes, des étourderies, des sottises des copistes, putredines ac vitia scribarum, librariorum ineptiæ, avec l’aplomb d’un Bentley ou d’un Ruhnkenius28. Mais les évêques ne se bornèrent pas à former le cœur et l’esprit des rois: ils se chargèrent aussi de donner des lois à l’Etat et de le gouverner. Ils avaient été établis, par le Seigneur Jésus-Christ, les recteurs des peuples, disaient-ils dans leurs actes29. Entouré de ses grands, le roi venait se prosterner humblement devant eux, quand ils étaient assemblés en concile à Tolède, pour les prier, avec des soupirs et des larmes, de vouloir bien intervenir pour lui auprès de Dieu, et de donner de sages lois à l’Etat30. Et les évêques inculquèrent si bien aux rois que la piété devait être la première de leurs vertus31; les rois, de leur côté, comprirent si bien que la piété, c’était l’obéissance aux évêques, que même les plus débauchés d’entre eux se laissèrent guider docilement par les évêques dans les affaires publiques32.
Voilà donc un nouveau pouvoir dans l’Etat, un pouvoir qui a absorbé tous les autres et qui semble fait pour régénérer les mœurs et les institutions. C’est de lui que les serfs attendent l’adoucissement de leurs maux. Le clergé catholique, au temps où dominait l’hérésie arienne, avait montré pour eux une tendre et paternelle sollicitude. Il leur avait ouvert ses hôpitaux, et Masone, le pieux évêque de Mérida, avait donné tant d’argent aux serfs de son église, qu’à Pâques ils pouvaient lui faire cortége en robes de soie; sur son lit de mort, ce saint homme avait émancipé ses esclaves les plus fidèles, après leur avoir assuré les moyens de vivre convenablement33. Le clergé, on s’en tient convaincu, va abolir le servage, contraire, sinon à la lettre, du moins à l’esprit de l’Evangile. Cette généreuse doctrine, il l’a hautement proclamée quand il était faible34; il va la mettre en pratique maintenant qu’il est tout-puissant.
Etrange erreur! Arrivé au pouvoir, le clergé désavoue les maximes qu’il avait professées alors qu’il était pauvre, méprisé, opprimé, persécuté. Désormais en possession de vastes terres peuplées d’une foule de serfs, de superbes palais encombrés d’esclaves, les évêques s’aperçoivent qu’ils sont allés trop vite, que le temps d’émanciper les serfs n’est point encore venu, que pour le faire il faudra attendre encore je ne sais combien de siècles. Saint Isidore de Péluse s’étonnait, dans les déserts de la Thébaïde, qu’un chrétien pût avoir un esclave; un autre saint Isidore, le célèbre évêque de Séville qui fut longtemps l’âme des conciles de Tolède et «la gloire de l’Eglise catholique,» comme disaient les Pères du huitième de ces conciles, ne reproduit pas, en parlant de l’esclavage, les doctrines de son homonyme, mais celles des Sages de l’antiquité, d’Aristote et de Cicéron. «La nature, avait dit le philosophe grec, a créé les uns pour commander, les autres pour obéir;» et le philosophe romain avait dit: «Il n’y a pas d’injustice à ce que ceux-là servent qui ne savent pas se gouverner.» Isidore de Séville dit la même chose