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Lettres à Madame Viardot
PRÉFACE
Les lettres du grand écrivain russe Ivan Sergueïevitch Tourgueneff à Mme Pauline Viardot, l'illustre cantatrice, ont leur histoire.
Égarées ou dérobées, au moment où la guerre de 1870 obligea la famille Viardot à quitter Bade pour Londres, ces lettres ont été retrouvées plus d'un quart de siècle après.
Naturellement, Mme Viardot désirait rentrer en possession de documents dont elle ne s'était jamais volontairement dessaisie, et auxquels elle avait tous les droits moraux et juridiques. D'autre part, les motifs qu'avançait le possesseur actuel pour garder les lettres n'étaient pas sans valeur non plus. Il avait trouvé le précieux paquet – parmi des papiers peu importants – dans une caisse qu'il avait achetée à un bouquiniste de Berlin; celui-ci, à son tour, l'avait acquise de la veuve d'un médecin français, paraît-il; ici, s'arrête mon investigation sur l'origine de la caisse.
Quoi qu'il en soit, le dernier acquéreur, admirateur dévoué de Tourgueneff, se fit un devoir de conserver comme un dépôt sacré la correspondance que le hasard mettait entre ses mains jusqu'au jour où il pourrait la rendre publique, et il estimait que ce jour ne pourrait venir qu'après la mort de la destinataire des lettres.
Comme, en définitive, le possesseur des lettres était moins préoccupé d'une question pécuniaire que du désir d'entourer cette publication de meilleures conditions littéraires possibles, je finis par le persuader des avantages réels qu'il y aurait à la faire du vivant et sous les auspices de la célèbre artiste.
C'est ainsi qu'après deux ans de pourparlers je pus obtenir la restitution de tout le paquet des lettres, datées de 1846 à 1871, et que j'édite avec l'autorisation et sous le contrôle de Mme Viardot.
Une partie de ce qui nous a été livré paraît seulement. Par une réserve à mon avis excessive, Mme Viardot ne laisse passer que les pages ayant, non seulement un attrait public indiscutable, mais encore contenant le moins d'appréciations flatteuses pour la créatrice, universellement admirée, de tant de personnages de l'imagination lyrique; elle écarta aussi des passages, des lettres entières, émaillés de saillies spirituelles, jamais méchantes, contre des personnes connues, ou semés de détails d'un caractère privé.
Pour moi, qui ai lu le tout, presque tout serait à donner. Rien, en effet, qui ne soit attachant dans l'échange suivi de pensées entre ces natures d'artistes, liées d'amitié et de sympathie intellectuelle. C'est un véritable journal intime, écrit à l'intention d'une âme sœur, commencé à l'âge d'homme et terminé seulement à la mort de l'auteur1.
Tourgueneff rencontra pour la première fois M. et Mme Viardot à Saint-Pétersbourg en 1843: il était à peine âgé de vingt-cinq ans. Je l'ai dit ailleurs2: M. Viardot, qui avait précédemment séjourné en Russie, cherchait à familiariser les Français avec les chefs-d'œuvre de la littérature russe. Il était connu par de savantes études d'art et de littérature étrangère. Mme Viardot, très jeune encore, – elle avait vingt-deux ans, – était déjà la célèbre cantatrice, acclamée dans toutes les capitales de l'Europe. Ce couple d'artistes devait produire une vive et durable impression sur la nature esthétique de Tourgueneff.
Le futur auteur des Récits d'un chasseur, à cette époque obscure encore, reçut de ses nouveaux amis l'accueil le plus cordial, au point qu'on est tenté de croire qu'ils avaient deviné le talent du romancier avant ses compatriotes. En effet, quatre ans plus tard, comme il l'a raconté lui-même, Tourgueneff se trouva à l'étranger, dénué de toutes ressources. Sa mère, mécontente de son départ et blessée de le voir, lui, un gentilhomme de vieille souche, embrasser la carrière littéraire, s'était refusée à subvenir à ses besoins. Dans cette situation, il trouva auprès de la famille Viardot la plus large hospitalité, et Courtavenel, leur propriété de Rosay en Brie, fut, selon sa propre expression, son berceau littéraire. «C'est ici, raconte-t-il à son ami Fet3, que, n'ayant pas les moyens de vivre à Paris, je passais l'hiver tout seul, me nourrissant de bouillon de poulet et d'omelettes qui m'étaient préparés par une vieille domestique. C'est ici que, pour gagner de l'argent, j'ai écrit la plupart de mes Récits d'un chasseur, et c'est ici encore, comme vous l'avez vu, qu'est venue demeurer ma fille de Spasskoïé4».
Cette petite fille étant très malheureuse en Russie, Tourgueneff se confia à Mme Viardot, qui lui conseilla de la faire venir et prit soin de son éducation.
Sauf ses rares visites à Pétersbourg, à Moscou ou à sa propriété de Spasskoïé, l'écrivain russe, depuis 1847, ne cessa d'habiter la France. Mais qu'il s'en aille seulement à Versailles, à Courtavenel, ou reste à Paris, en l'absence de Mme Viardot faisant ses tournées à travers l'Europe, vite il note ses impressions et lui en fait part comme dans un journal intime.
Grâce à M. et Mme Viardot, il fut mis en relation avec le monde artistique et littéraire français; c'est chez eux qu'il rencontra pour la première fois George Sand. Peu à peu, le cercle de ses connaissances s'étendit à Mérimée, Sainte Beuve, Théophile Gautier, Flaubert, Paul de Saint-Victor, Taine, Renan, Jules Simon, Victor Hugo, Augier, Jules Janin, Maxime Du Camp, Edmond About, les frères Goncourt, Gavarni, Scherer, Charles Blanc, Fromentin, Nefftzer, Broca, Berthelot, Francisque Sarcey, etc., etc., et, plus tard, à Zola, Daudet, Guy de Maupassant et les autres jeunes romanciers de l'école naturaliste. L'élément théâtral n'était pas moins bien représenté dans les salons de la créatrice d'Orphée.
Les impressions variées nourries par ce milieu et par les fréquents voyages à travers l'Europe, tant de Tourgueneff que de Mme Viardot, devaient donc se refléter dans leur correspondance. Aussi, outre sa valeur propre, biographique ou anecdotique, ajoute-t-elle un chapitre intéressant à l'histoire littéraire de la seconde moitié du XIXe siècle. Nous en publions la partie qui commence en 1846, bien que le «Journal» débute certainement vers 1843; du moins les premières lettres, parmi celles que j'ai eues entre les mains, datent de mars 1844 et, par leur caractère familier, font présumer l'existence de plus anciennes. Tourgueneff ne parle-t-il pas, dans la lettre de 1846, qu'on trouvera ci-dessous, de «vieux amis, des amis de trois ans»? Encore un coup, je regrette, avec tous les admirateurs du maître russe, ces suppressions sévères; puisse l'accueil que fera le public à la série que nous lui livrons rendre M{me} Viardot plus clémente à l'avenir5!
I
J'ai hâte de répondre à la bonne lettre que vous m'avez écrite tous les deux, mes chers amis6. Elle m'a fait un plaisir véritable, en me prouvant que vous n'avez pas changé envers moi. Je vous remercie en même temps de tous les renseignements que vous me donnez sur votre vie passée et future. Si le sort ne m'est pas tout à fait contraire, j'espère pouvoir faire un petit voyage en Europe l'année prochaine, dès le mois de janvier, si bien qu'il ne serait pas impossible que vous, Madame, ayez un spectateur de plus à l'«Opern-Haus7».
Je lis tous les articles des journaux prussiens qui vous concernent, je vous prie de le croire – et j'ai été bien heureux et bien content de votre triomphe dans la Norma. Ceci me prouve que vous avez fait des progrès, c'est-à-dire de ces progrès comme en font les maîtres et qu'ils ne cessent de faire jusqu'à la fin. Vous êtes parvenue à vous approprier l'élément tragique, le seul dont vous n'étiez pas encore entièrement maîtresse (car pour le pathétique, ceux qui vous ont vue dans la Somnambula savent à quoi s'en tenir), et je vous en félicite de tout mon cœur. Quand on a la noble ambition qui vous anime et une nature aussi richement douée que la vôtre, il n'est pas de couronne à laquelle on n'ait le droit d'aspirer, par la grâce de Dieu.
Le choix des opéras que vous allez donner à l'«Opern-Haus» me paraît admirable (il va sans dire que je préférerais les Huguenots au Camp de Silésie). Pour l'Iphigénie, j'oserais vous conseiller de