Turgenev Ivan Sergeevich

Lettres à Madame Viardot


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néant s'élève par cela même à l'égal de cette Divinité fantastique, dont il se reconnaît être le jouet. Et cette Divinité – c'est encore l'œuvre de ses mains. Cependant, je préfère Prométhée, je préfère Satan, le type de la révolte et de l'individualité. Tout atome que je suis, c'est moi qui suis mon maître; je veux la vérité et non le salut; je l'attends de mon intelligence et non de la grâce.

      N. B.– Excusez toutes ces fio-ratures22.

      Malgré tout, Calderon est un génie bien extraordinaire et vigoureux surtout. Nous autres, faibles descendants de puissants ancêtres, nous arrivons tout au plus à être gracieux dans notre faiblesse… Je pense au Caprice de Musset (qui continue à faire fureur ici). Mais je pense aussi en même temps que je continue à ne pas avoir de nouvelles à vous donner; et cependant il s'est passé des choses assez intéressantes. M. Michelet a ouvert son cours, Mme Alboni a chanté hier la Cenerentola (je l'entendrai aujourd'hui dimanche); on parle beaucoup d'une fille électrique ou magnétique qui fait, pendant son sommeil, en écoutant la musique, des gestes qui y ont rapport (à la musique), etc., etc., etc.

      Mais que voulez-vous, je tourne à l'ours; je ne sors presque pas de ma chambre, – je travaille avec une ardeur incroyable… J'espère que ce ne sera pas du temps perdu. Cependant j'ai l'intention de me secouer un peu et de courir à Paris; il faut cependant en avoir une idée.

      J'ai reçu des lettres de mes éditeurs qui me font toutes sortes de beaux compliments sur mon activité; en même temps ils m'ont envoyé le dernier numéro de notre Revue; j'y ai trouvé une admirable nouvelle d'un monsieur Grigorovitch23

      J'écrirai demain une lettre à votre mari, que je vous prie de saluer bien amicalement de ma part. Je n'ai pas encore rempli la commission de Louise – et pour cause; ce qui ne m'empêche pas de l'embrasser sur les deux joues. Pour vous, Madame, vous connaissez mon refrain ordinaire; je vous souhaite tout ce qu'il y a de bon, de beau, de grand et de noble dans ce monde… du reste, c'est vous souhaiter ce que vous possédez déjà. Soignez-vous bien, soyez heureuse, gaie et contente, vous et tous les vôtres.

      Vous ne restez pas à Hambourg plus de quatre à cinq jours, n'est-ce pas? Ma prochaine lettre vous y trouvera peut-être encore.

      Que Dios bendiga a Ud, leben sie recht, recht wohl; boudté zdorovy i pomnité nass 24.

      Votre

IV. TOURGUENEFF.

      VI

Paris, ce 25 décembre 1847.

      Nous étions tous, je vous l'avouerai, Madame, un peu inquiets de ne pas recevoir de vos nouvelles (il est vrai que vous nous aviez gâtés), quand votre lettre du 21, avec tous ses charmants détails, nous a comblés de joie. J'ai fait l'office de lecteur, comme de coutume, et je puis vous assurer que jamais mes yeux ne se portent mieux que quand ils ont à déchiffrer vos lettres, d'autant plus que vous écrivez parfaitement bien pour une célébrité. Du reste, votre écriture varie à l'infini; quelquefois elle est jolie, fine, perlée – une vraie petite souris qui trottine; d'autres fois, elle marche hardiment, lestement, à grandes enjambées; souvent il lui arrive de s'élancer avec une rapidité, avec une impatience extrêmes, et alors, ma foi, les lettres deviennent ce qu'elles peuvent.

      Vous faites très bien de nous décrire vos costumes; nous autres réalistes, nous tenons au coloris. Et puis…! et puis, tout ce que vous faites est bien fait. Vos succès à Hambourg nous causent une joie infinie; bravo, bravo! N'est-ce pas que nous sommes bons de vous encourager?

      Je vous remercie de tout mon cœur pour le bon et affectueux conseil que vous me donnez dans votre lettre à Mme Garcia. Ce que vous dites de la «quabra dura» qu'on remarque toujours dans une œuvre interrompue est bien vrai – «das sind goldene Worte». Aussi, depuis que je suis à Paris, je n'ai jamais travaillé qu'à une chose à la fois et j'en ai conduit plusieurs à bon port, je l'espère du moins. Il ne s'est pas passé de semaine que je n'aie envoyé un gros paquet à mes éditeurs.

      Depuis la dernière lettre que je vous ai écrite, j'ai encore lu un drame de Calderon, la Vida es sueno25. C'est une des conceptions dramatiques les plus grandioses que je connaisse. Il y règne une énergie sauvage, un dédain sombre et profond de la vie, une hardiesse de pensées étonnante, à côté du fanatisme catholique le plus inflexible. Le Sigismond de Calderon (le personnage principal), c'est le Hamlet espagnol, avec toute la différence qu'il y a entre le Midi et le Nord. Hamlet est plus réfléchi, plus subtil, plus philosophique; le caractère de Sigismond est simple, nu et pénétrant comme une épée; l'un n'agit pas à force d'irrésolution, de doute et de réflexions; l'autre agit – car son sang méridional le pousse – mais tout en agissant, il sait bien que la vie n'est qu'un songe.

      Je viens de commencer maintenant le Faust espagnol, el Magico prodigioso26; je suis tout encalderonisé. En lisant ces belles productions, on sent qu'elles ont poussé naturellement sur un sol fertile et vigoureux; leur goût, leur parfum, est simple; le graillon littéraire ne s'y fait pas sentir. Le drame en Espagne a été la dernière et la plus belle expression du catholicisme naïf et de la société qu'il avait formée à son image. Tandis que dans le temps de crise et de transition où nous vivons, toutes les œuvres artistiques ou littéraires ne représentent tout au plus que les opinions, les sentiments individuels, les réflexions confuses et contradictoires, l'éclectisme de leurs auteurs; la vie s'est éparpillée; il n'y a plus de grand mouvement général, excepté peut-être celui de l'industrie, qui, considérée sous le point de vue de la soumission progressive des éléments de la nature au génie de l'homme, deviendra peut-être la libératrice, la régénératrice du genre humain. Aussi, à mon avis, les plus grands poètes contemporains sont les Américains qui vont percer l'isthme de Panama et parlent d'établir un télégraphe électrique à travers l'Océan. Une fois la révolution sociale consommée – vive la nouvelle littérature!..

      Une grande partie de ces réflexions m'est venue à l'esprit l'autre soir, pendant que j'assistais à la représentation d'une revue de l'année 1847, le Banc d'huîtres, au Palais-Royal. C'était amusant, et je riais… Mais, bon Dieu! que c'était maigre, pâle, timide et mesquin à côté de ce qu'aurait pu en faire – je ne dis pas Aristophane – mais quelqu'un de son école! Une comédie fantastique, extravagante, railleuse et émue, impitoyable pour tout ce qu'il y a de faible et de mauvais dans la société et dans l'homme même, et finissant par rire de sa propre misère, s'élevant jusqu'au sublime pour s'en moquer encore, descendant jusqu'au stupide pour le glorifier, le jeter à la face de notre orgueil… que ne donnerait-on pour y assister! Mais non, nous sommes voués au Scribe à perpétuité.

      Je ne désespère pas de vous lire les Oiseaux ou les Grenouilles d'Aristophane en en retranchant tout ce qui est par trop cynique.

      Ainsi vous voilà donc à Berlin; vos deux premières campagnes sont terminées, et vous vous trouvez, maintenant au milieu d'un peuple déjà conquis.

      Vous allez débuter dans une semaine. Je connais quelqu'un qui se mettra à étudier les journaux de Berlin. Il y a dans les Didaskalia de Francfort un article enthousiaste sur vous, daté de Hambourg. A propos, l'Illustration annonce votre engagement au Grand-Opéra pour l'hiver prochain. On écrit de Pétersbourg que le théâtre italien y est à l'agonie. J'ai parlé dans une lettre à votre mari de la Cerenentola et de Mme Alboni.

      J'espère que vous allez vous porter tous, mari, femme et enfant, comme des anges, ou comme nous, car nous allons très bien, mais très bien.

      Bonjour, Madame. Au risque de vous ennuyer en vous répétant toujours la même chose, je vous souhaite tout ce qu'il y a de meilleur, de plus grand et de plus beau sur la terre; vous savez si mes vœux sont bien sincères… Portez-vous bien, soyez heureuse.

Votre tout dévouéIV. TOURGUENEFF.

      P.