François Fénelon

Les aventures de Télémaque suivies des aventures d'Aritonoüs


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à Orphée ou à Linus, était sans doute inspiré des dieux: il me récitait les vers qu'il avait faits, et me donnait ceux de plusieurs excellents poètes favorisés des Muses. Lorsqu'il était revêtu de sa longue robe d'une éclatante blancheur, et qu'il prenait en main sa lyre d'ivoire, les tigres, les lions et les ours venaient le flatter et lécher ses pieds; les Satyres sortaient des forêts pour danser autour de lui; les arbres mêmes paraissaient émus; et vous auriez cru que les rochers attendris allaient descendre du haut des montagnes au charme de ses doux accents. Il ne chantait que la grandeur des dieux, la vertu des héros, et la sagesse des hommes qui préfèrent la gloire aux plaisirs.

      Il me disait souvent que je devais prendre courage, et que les dieux n'abandonneraient ni Ulysse, ni son fils. Enfin, il m'assura que je devais, à l'exemple d'Apollon, enseigner aux bergers à cultiver les Muses. Apollon, disait-il, indigné de ce que Jupiter par ses foudres troublait le ciel dans ses plus beaux jours, voulut s'en venger sur les Cyclopes qui forgeaient les foudres, et il les perça de ses flèches. Aussitôt le mont Etna cessa de vomir des tourbillons de flammes; on n'entendit plus les coups des terribles marteaux qui, frappant l'enclume, faisaient gémir les profondes cavernes de la terre et les abîmes de la mer: le fer et l'airain, n'étant plus polis par les Cyclopes, commençaient à se rouiller. Vulcain, furieux, sort de sa fournaise; quoique boiteux, il monte en diligence vers l'Olympe; il arrive, suant et couvert d'une noire poussière, dans l'assemblée des dieux; il fait des plaintes amères. Jupiter s'irrite contre Apollon, le chasse du ciel et le précipite sur la terre. Son char vide faisait de lui-même son cours ordinaire, pour donner aux hommes les jours et les nuits avec le changement régulier des saisons. Apollon, dépouillé de tous ses rayons, fut contraint de se faire berger, et de garder les troupeaux du roi Admète. Il jouait de la flûte; et tous les autres bergers venaient à l'ombre des ormeaux, sur le bord d'une claire fontaine, écouter ses chansons. Jusque-là ils avaient mené une vie sauvage et brutale; ils ne savaient que conduire leurs brebis, les tondre, traire leur lait et faire des fromages: toute la campagne était comme un désert affreux.

      Bientôt Apollon montra à tous ces bergers les arts qui peuvent rendre leur vie agréable. Il chantait les fleurs dont le printemps se couronne, les parfums qu'il répand, et la verdure qui naît sous ses pas. Puis il chantait les délicieuses nuits de l'été, où les zéphyrs rafraîchissent les hommes, et où la rosée désaltère la terre. Il mêlait aussi dans ses chansons les fruits dorés dont l'automne récompense les travaux des laboureurs, et le repos de l'hiver, pendant lequel la jeunesse folâtre danse auprès du feu. Enfin il représentait les forêts sombres qui couvrent les montagnes, et les creux vallons où les rivières, par mille détours, semblent se jouer au milieu des riantes prairies. Il apprit ainsi aux bergers quels sont les charmes de la vie champêtre, quand on sait goûter ce que la simple nature a de merveilleux. Bientôt les bergers, avec leurs flûtes, se virent plus heureux que les rois; et leurs cabanes attiraient en foule les plaisirs purs qui fuient les palais dorés. Les jeux, les ris, les grâces, suivaient partout les innocentes bergères. Tous les jours étaient des jours de fête: on n'entendait plus que le gazouillement des oiseaux, ou la douce haleine des zéphyrs qui se jouaient dans les rameaux des arbres, ou le murmure d'une onde claire qui tombait de quelque rocher*, ou les chansons que les Muses inspiraient aux bergers qui suivaient Apollon. Ce dieu leur enseignait à remporter le prix de la course, et à percer de flèches les daims et les cerfs. Les dieux mêmes devinrent jaloux des bergers: cette vie leur parut plus douce que toute leur gloire, et ils rappelèrent Apollon dans l'Olympe.

      Mon fils, cette histoire doit vous instruire. Puisque vous êtes dans l'état où fut Apollon, défrichez cette terre sauvage; faites fleurir comme lui le désert; apprenez à tous ces bergers quels sont les charmes de l'harmonie; adoucissez les cœurs farouches; montrez-leur l'aimable vertu; faites-leur sentir combien il est doux de jouir, dans la solitude, des plaisirs innocents que rien ne peut ôter aux bergers. Un jour, mon fils, un jour les peines et les soucis cruels qui environnent les rois vous feront regretter sur le trône la vie pastorale.

      Ayant ainsi parlé, Termosiris me donna une flûte si douce que les échos de ces montagnes qui la firent entendre de tous côtés, attirèrent bientôt autour de nous tous les bergers voisins. Ma voix avait une harmonie divine; je me sentais ému et comme hors de moi-même, pour chanter les grâces dont la nature a orné la campagne. Nous passions les jours entiers et une partie des nuits à chanter ensemble. Tous les bergers, oubliant leurs cabanes et leurs troupeaux, étaient suspendus et immobiles autour de moi pendant que je leur donnais des leçons: il semblait que ces déserts n'eussent plus rien de sauvage; tout y était devenu doux et riant; la politesse des habitants semblait adoucir la terre.

      Nous nous assemblions souvent pour offrir des sacrifices dans ce temple d'Apollon où Termosiris était prêtre. Les bergers y allaient couronnés de lauriers en l'honneur du dieu; les bergères y allaient aussi en dansant, avec des couronnes de fleurs, et portant sur leurs têtes, dans des corbeilles, les dons sacrés. Après le sacrifice, nous faisions un festin champêtre; nos plus doux mets étaient le lait de nos chèvres et de nos brebis, que nous avions soin de traire nous-mêmes, avec les fruits fraîchement cueillis de nos propres mains, tels que les dattes, les figues et les raisins: nos sièges étaient les gazons; les arbres touffus nous donnaient une ombre plus agréable que les lambris dorés des palais des rois.

      Mais ce qui acheva de me rendre fameux parmi nos bergers, c'est qu'un jour un lion affamé vint se jeter sur mon troupeau: déjà il commençait un carnage affreux, je n'avais en main que ma houlette; je m'avance hardiment. Le lion hérisse sa crinière, me montre ses dents et ses griffes, ouvre une gueule sèche et enflammée; ses yeux paraissent pleins de sang et de feu; il bat ses flancs avec sa longue queue. Je le terrasse: la petite cotte de mailles dont j'étais revêtu, selon la coutume des bergers d'Égypte, l'empêcha de me déchirer. Trois fois je rabattis; trois fois il se releva; il poussait des rugissements qui faisaient retentir toutes les forêts. Enfin, je l'étouffai entre mes bras; et les bergers, témoins de ma victoire, voulurent que je me revêtisse de la peau de ce terrible lion.

      Le bruit de cette action et celui du beau changement de tous nos bergers se répandit dans toute l'Égypte; il parvint même jusqu'aux oreilles de Sésostris. Il sut qu'un de ces deux captifs qu'on avait pris pour des Phéniciens avait ramené l'âge d'or dans ces déserts presque inhabitables. Il voulut me voir: car il aimait les Muses; et tout ce qui peut instruire les hommes touchait son grand cœur. Il me vit; il m'écoula avec plaisir; il découvrit que Méthophis l'avait trompé par avarice; il le condamna à une prison perpétuelle, et lui ôta toutes les richesses qu'il possédait injustement. O qu'on est malheureux, disait-il, quand on est au-dessus du reste des hommes! souvent on ne peut voir la vérité par ses propres yeux: on est environné de gens qui l'empêchent d'arriver jusqu'à celui qui commande; chacun est intéressé à le tromper; chacun, sous une apparence de zèle, cache son ambition. On fait semblant d'aimer le roi, et on n'aime que les richesses qu'il donne: on l'aime si peu, que pour obtenir ses faveurs on le flatte et on le trahit.

      Ensuite Sésostris me traita avec une tendre amitié, et résolut de me renvoyer en Ithaque avec des vaisseaux et des troupes, pour délivrer Pénélope de tous ses amants. La flotte était déjà prête; nous ne songions qu'à nous embarquer. J'admirais les coups de la fortune, qui relève tout à coup ceux qu'elle a le plus abaissés*. Cette expérience me faisait espérer qu'Ulysse pourrait bien revenir enfin dans son royaume après quelque longue souffrance. Je pensais aussi en moi-même que je pourrais encore revoir Mentor, quoiqu'il eût été emmené dans les pays les plus inconnus de l'Éthiopie. Pendant que je retardais un peu mon départ, pour tâcher d'en savoir des nouvelles, Sésostris, qui était fort âgé, mourut subitement, et sa mort me replongea dans de nouveaux malheurs.

      Toute l'Égypte parut inconsolable de cette perte; chaque famille croyait avoir perdu son meilleur ami, son protecteur, son père. Les vieillards, levant les mains au ciel, s'écriaient: Jamais l'Égypte n'eut un aussi bon roi! jamais elle n'en aura de semblable! O dieux! il fallait ou ne le montrer point aux hommes, ou ne le leur ôter jamais; pourquoi faut-il que nous survivions au grand Sésostris! Les jeunes gens disaient: L'espérance de l'Égypte est détruite: nos pères ont été heureux de passer leur vie sous un si bon roi; pour nous, nous ne l'avons vu que pour sentir sa perte. Ses domestiques pleuraient nuit et jour. Quand on fit les funérailles du roi, pendant quarante