rapidité de la foudre; le bon endroit est derrière la tête à quelques pouces de la raie des cornes.
La musique militaire sonna la mort du taureau; une des portes s'ouvrit, et quatre mules harnachées magnifiquement avec des plumets, des grelots et des houppes de laine, et des petits drapeaux jaunes et rouges, aux couleurs d'Espagne, entrèrent au galop dans l'arène. Cet attelage est destiné à enlever les cadavres qu'on attache au bout d'une corde munie d'un crampon. On emporta d'abord les chevaux, puis le taureau. Ces quatre mules éblouissantes et sonores qui traînaient sur le sable, avec une vélocité enragée, tous ces corps qui couraient eux-mêmes si bien tout à l'heure, avaient un aspect bizarre et sauvage, qui dissimulait un peu le lugubre de leurs fonctions; un garçon de service vint avec une corbeille pleine de terre et saupoudra les mares de sang où le pied des toreros aurait pu glisser. Les picadores reprirent leurs places à côté de la porte, l'orchestre joua une fanfare, et un autre taureau s'élança dans l'arène; car ce spectacle n'a pas d'entr'acte, rien ne le suspend, pas même la mort d'un torero. Comme nous l'avons dit, les doublures sont là tout habillées et armées en cas d'accidents. Notre intention n'est pas de raconter successivement la mort des huit taureaux qui furent sacrifiés ce jour-là; mais nous parlerons de quelques variantes et incidents remarquables.
Les taureaux ne sont pas toujours d'une grande férocité; quelques-uns même sont fort doux et ne demanderaient pas mieux que de se coucher tranquillement à l'ombre. L'on voit à leur mine honnête et débonnaire qu'ils aiment mieux le pâturage que le cirque: ils tournent le dos aux picadores et laissent, avec beaucoup de flegme les chulos leur secouer devant le nez leurs capes de toutes couleurs; les banderillas ne suffisent pas même à les tirer de leur apathie; il faut donc avoir recours aux moyens violents, aux banderillas de fuego: ce sont des espèces de baguettes d'artifice qui s'allument quelques minutes après avoir été plantées dans les épaules du taureau cobarde (lâche), et éclatent avec force étincelles et détonations. Le taureau, par cette ingénieuse invention, est donc à la fois piqué, brûlé et abasourdi: fût-il le plus aplomado (plombé) des taureaux, il faut bien qu'il se décide à entrer en fureur. Il se livre à une foule de cabrioles extravagantes dont on ne croirait pas capable une si lourde bête; il rugit, il écume et se tord en tous sens pour se délivrer du feu d'artifice mal placé qui lui grille les oreilles et lui roussit le cuir.
Les banderillas de fuego ne s'accordent, du reste, qu'à la dernière extrémité; c'est une espèce de déshonneur pour la course lorsque l'on est obligé d'y recourir; mais, lorsque l'alcade tarde trop à agiter son mouchoir en signe de permission, on fait un tel vacarme qu'il est bien obligé de céder. Ce sont des cris et des vociférations inimaginables, des hurlements, des trépignements. Les uns crient: Banderillas de fuego!! les autres: Perros! perros (les chiens)! L'on accable le taureau d'injures; on l'appelle brigand, assassin, voleur; on lui offre une place à l'ombre, on lui fait mille plaisanteries, souvent très-spirituelles. Bientôt les chœurs de cannes se joignent aux vociférations devenues insuffisantes. Les planchers des palcos craquent et se fendent, et la peinture des plafonds tombe en pellicules blanchâtres comme une neige entremêlée de poussière. L'exaspération est au comble: Fuego al alcalde! perros al alcalde (le feu et les chiens à l'alcade)! hurle la foule enragée en montrant le poing à la loge de l'ayuntamiento. Enfin la bienheureuse permission est accordée, et le calme se rétablit. Dans ces espèces d'engueulements, pardon du terme, je n'en connais pas de meilleur, il se dit quelquefois des mots très-bouffons. Nous en rapporterons un très-concis et très-vif: un picador, magnifiquement vêtu avec un habit tout neuf, se prélassait sur son cheval sans rien faire, et dans un endroit de la place où il n'y avait pas de danger. Pintura! pintura! lui cria la foule qui s'aperçut de son manège.
Souvent le taureau est si lâche que les banderillas de fuego ne suffisent pas encore. Il retourne à sa querencia et ne veut pas entrer. Les cris: Perros! perros! recommencent. Alors, sur le signe de l'alcade, messieurs les chiens sont introduits. Ce sont d'admirables bêtes, d'une pureté de race et d'une beauté extraordinaires; ils vont droit au taureau, qui en jette bien une demi-douzaine en l'air, mais qui ne peut empêcher qu'un ou deux des plus forts et des plus courageux ne finissent par lui saisir l'oreille. Une fois qu'ils ont pris ils sont comme des sangsues; on les retournerait plutôt que de les faire lâcher. Le taureau secoue la tête, les cogne contre les barrières: rien n'y fait. Quand cela a duré quelque temps, l'espada ou le cachetero enfonce une épée dans le flanc de la victime, qui chancèle, ploie les genoux et tombe à terre, où on l'achève. On emploie aussi quelquefois une espèce d'instrument appelé media luna (demi-lune), qui lui coupe les jarrets de derrière et le rend incapable de toute résistance; alors ce n'est plus un combat, mais une boucherie dégoûtante. Il arrive souvent que le matador manque son coup: l'épée rencontre un os et rejaillit, ou bien elle pénètre dans le gosier et fait vomir au taureau le sang à gros bouillons, ce qui est une faute grave selon les lois de la tauromaquia. Si au second coup la bête n'est pas achevée, l'espada est couvert de huées, de sifflets et d'injures, car le public espagnol est impartial; il applaudit le taureau et l'homme selon leurs mérites réciproques. Si le taureau éventre un cheval et renverse un homme: Bravo toro! si c'est l'homme qui blesse le taureau: Bravo torero! mais il ne souffre la lâcheté ni dans l'homme ni dans la bête. Un pauvre diable, qui n'osait pas aller poser les banderillas à un taureau, extrêmement féroce, excita un tel tumulte qu'il fallut que l'alcade promît de le faire mettre en prison pour que l'ordre se rétablît.
Dans cette même course, Sevilla, qui est un écuyer admirable, fut très-applaudi pour le trait suivant: un taureau d'une force extraordinaire prit son cheval sous le ventre, et, relevant la tête, lui fit quitter terre complètement. Sevilla, dans cette position périlleuse, ne vacilla même pas sur sa selle, ne perdit pas les étriers, et tint si bien son cheval qu'il retomba sur les quatre pieds.
La course avait été bonne: huit taureaux, quatorze chevaux tués, un chulo blessé légèrement; on ne pouvait souhaiter rien de mieux. Chaque course doit rapporter vingt ou vingt-cinq mille francs; c'est une concession faite par la reine au grand hôpital, où les toreros blessés trouvent tous les secours imaginables; un prêtre et un médecin se tiennent dans une chambre à la plaza de Toros, prêts à administrer, l'un les remèdes de l'âme, l'autre les remèdes du corps; l'on disait autrefois, et je crois bien que l'on dit encore une messe à leur intention pendant la course. Vous voyez bien que rien n'est négligé, et que les impresarios sont gens de prévoyance. Le dernier taureau tué, tout le monde saute dans l'arène pour le voir de plus près, et les spectateurs se retirent en dissertant sur le mérite des différents suertes ou cogidas qui les ont le plus frappés. Et les femmes, me direz-vous, comment sont-elles? car c'est là une des premières questions que l'on adresse à un voyageur. Je vous avoue que je n'en sais rien. Il me semble vaguement qu'il y en avait de fort jolies auprès de moi, mais je ne l'affirmerai pas.
Allons au Prado pour éclaircir ce point important.
VIII.
LE PRADO. – LA MANTILLE ET L'ÉVENTAIL. – TYPE ESPAGNOL. – MARCHANDS D'EAU; CAFÉS DE MADRID. – JOURNAUX. – LES POLITIQUES DE LA PUERTA DEL SOL. – HÔTEL DES POSTES. – LES MAISONS DE MADRID. – TERTULIAS; SOCIÉTÉ ESPAGNOLE. – LE THÉÂTRE DEL PRINCIPE. – PALAIS DE LA REINE, DES CORTES, ET MONUMENT DU DOS DE MAYO. – L'ARMERIA, LE BUEN RETIRO
Quand on parle de Madrid, les deux premières idées que ce mot éveille dans l'imagination sont le Prado et la Puerta del Sol: puisque nous sommes tout portés, allons au Prado, c'est l'heure où la promenade commence. Le Prado, composé de plusieurs allées et contre-allées, avec une chaussée au milieu pour les voitures, est ombragé par des arbres écimés et trapus, dont le pied baigne dans un petit bassin entouré de briques où des rigoles amènent l'eau aux heures de l'arrosement; sans cette précaution ils seraient bientôt dévorés par la poussière et grillés par le soleil. La promenade commence au couvent d'Atocha, passe devant la porte de ce nom, la porte d'Alcala, et se termine à la porte des Récollets. Mais le beau monde se tient dans un espace circonscrit par la fontaine de Cybèle et celle de Neptune, depuis la porte d'Alcala jusqu'à la Carrera de San-Jeronimo. C'est là que se trouve