Emile Gaboriau

Mariages d'aventure


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Il voulut douter, mais il fallut bien se taire, les chiffres étaient là.

      – Peut-être devrais-tu t’arrêter, dit-il à son ami; ne compromettras-tu pas dans tes spéculations futures ce que tu as si heureusement gagné?

      Pascal n’entendait pas de cette oreille. Il ne s’était pas fait, comme il le disait, maçon en gros pour s’arrêter en si beau chemin. Le médecin dut imposer silence à la voix inquiète qu’il nommait sa prudence. Il se résigna à penser que sa sœur aurait voiture, et il se promit bien de la lui emprunter quelquefois, pour éblouir certains clients qui s’obstinent à ne pas croire au talent qui va à pied.

      Mais Pascal ne songeait pas encore à la voiture, ou du moins n’en parlait pas. Seulement, comme il se trouvait fort mal dans son petit logement, il résolut de se donner un peu ses aises. Il aimait le confortable, et pensait l’avoir bien gagné.

      En conséquence, il loua dans la rue de Rivoli un joli appartement dont les fenêtres donnaient sur le square Saint-Jacques. Il ne le paya guère plus de trois fois ce qu’il valait. La vue, il faut tout dire, était comprise dans le prix.

      Cette vue était une des plus belles de Paris, elle n’était pas encore masquée par ces deux malencontreux théâtres, niaises et prétentieuses constructions, près desquelles la tour Saint-Jacques, cet inimitable bijou, semble une protestation de l’art et du bon goût.

      En homme prudent qui veut pouvoir faire une réparation ou un embellissement, sans risquer le lendemain d’être augmenté ou de recevoir congé, Pascal fit un bail. Outre le prix de son loyer, il avait à acquitter divers petits frais qui augmentaient d’un sixième le prix convenu; mais il ne voulut pas chicaner pour si peu: il faut bien se conformer à l’usage.

      Il paya six mois d’avance, prêta entre les mains du portier le serment de se conformer aux usages de la maison, signa un état de lieux qui lui coûta cent dix-sept francs cinquante-cinq centimes, remplit diverses autres formalités, et enfin fut chez lui. A Paris, avoir un chez-soi n’est pas plus difficile que ça.

      Puis il mit les ouvriers dans son appartement. Des sept pièces qui le composaient, il en fit trois, et alors il put recevoir plus de deux personnes à la fois, étendre les bras sans danger de se faire du mal aux mains, et éternuer sans risquer de casser le globe de sa pendule.

      Le propriétaire le laissa tailler à sa fantaisie, se promettant bien de lui faire payer très cher, plus tard, ces dégradations à son immeuble.

      C’est alors que Pascal fit vraiment des folies. Il trancha du Crésus, et ne dépensa pas moins d’une douzaine de mille francs pour dorer ses lares. Pour ce prix il eut quelques beaux meubles, des tapis, des étoffes de bon goût et trois ou quatre de ces bronzes qu’on ne rencontre pas sur toutes les pendules des coiffeurs élégants.

      Chose singulière! Lorilleux en cette circonstance parut oublier son rôle de Mentor. Loin de prêcher l’économie, il poussa presque à la dépense. Il avait calculé que l’appartement serait assez grand pour un jeune ménage, et il pensait que l’achat des meubles était une dépense nécessaire qu’il valait autant faire de suite. S’il s’intéressait si vivement aux dispositions de l’appartement, au bois des meubles, à la couleur des tentures, c’est qu’il meublait par la pensée l’appartement de sa sœur. Sa conviction était telle, qu’il empêcha son ami d’acheter un petit tableau de Boucher, un chef-d’œuvre, parce qu’il trouvait le sujet peu convenable.

      C’était cependant une occasion unique.

      C’est vers cette époque que, tout à coup, le bruit des immenses richesses de Pascal se répandit à Lannion. Il avait remué ses louis d’or, et leurs tintements étaient venus aux oreilles de ses compatriotes. Toute la ville sut bientôt à n’en pas douter que le fils de M. Divorne était trois ou quatre fois millionnaire, pour le moins.

      Cette incroyable nouvelle avait été apportée par deux enfants de la ville, qui, après être venus tenter fortune à Paris, retournaient au pays, Gros-Jean comme devant, plus pauvres de quelques mille écus, mais riches de cette conviction qu’il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus. Ils avaient eu besoin de Pascal et l’avaient trouvé au moment critique.

      Les braves gens mesurèrent le luxe de leur compatriote à leur reconnaissance, et ils racontèrent à qui voulut les entendre qu’il roulait voiture et habitait dans la capitale un palais des Mille et une nuits.

      On ne les croyait qu’à demi, lorsque tous les faits qu’ils avaient avancés furent confirmés et au-delà par un jeune étudiant auquel Pascal avait prêté une fois quatre-vingts francs pour aller au bal masqué, et cent francs un autre jour pour apaiser un tailleur menaçant.

      Ce jeune homme, qui avait dîné quelquefois chez Pascal, ne tarissait pas à son sujet. Les meubles de chêne et les bronzes l’avaient ébloui: on ne sait pas encore au Quartier Latin tout ce qui se fabrique à Paris de vieux chêne avec du carton-pâte verni, et de bronze florentin avec du mastic préparé par la galvanoplastie.

      Cet étudiant, qui en était encore à s’étonner des magnificences et de la générosité de Pascal, stupéfia ses compatriotes par ses descriptions, faites de bonne foi. Selon lui, l’ingénieur se lavait les mains dans l’or, et, la nuit, reposait sur des matelas de billets de banque.

      Les exagérations admises comme choses certaines, Pascal fut plus admiré qu’il n’avait été honni. Les pères qui avaient tremblé autrefois d’avoir un pareil fils, le citèrent en exemple à leurs enfants; ceux qui l’avaient le plus maltraité ne se pardonnaient pas cette offense, ce crime de lèse-capital. Ah! l’argent est un avocat puissant!

      Le résultat immédiat et le plus clair de ce revirement d’opinion fut pour Pascal une avalanche de lettres: on se rappelait à son souvenir, on sollicitait sa protection pour un neveu, on lui dénonçait les gens qui avaient mal parlé de lui. Un conseiller municipal se hasarda à lui écrire et à faire un appel à «son bon cœur, au nom des pauvres de Lannion, sa ville natale.»

      Pascal ne répondit à personne, mais il mit sous pli cinq cents francs pour les pauvres. A cette munificence royale, on vit bien que sa fortune n’avait pas été exagérée; on reconnut à ce trait l’homme dont la signature sur un chiffon de papier donne à ce chiffon la valeur de l’argent comptant. On le salua millionnaire. Quant à demander où et comment il avait gagné cette fortune énorme, personne n’en eut l’idée. Ce sont là d’indiscrètes questions qu’on adresse seulement aux pauvres diables.

      Par suite de ces petits événements, l’importance de M. Divorne s’accrut singulièrement; sa considération grandit de cent coudées. Il recueillit les bénéfices des succès de son fils. Il rejaillit sur son front quelques-uns des rayons d’or qui faisaient l’auréole de Pascal. On salua avec vénération le père d’un homme si riche.

      Et pourtant, l’avoué était le seul à ne pas ajouter foi à ce qu’il appelait des cancans de petite ville. Pascal avait bien écrit qu’il gagnait de l’argent; mais était-ce probable? Il avait prédit à son fils qu’il se ruinerait; la prédiction devait s’accomplir, car un père ne doit pas se tromper, et tous les jours il s’attendait à le voir revenir réduit à la besace.

      L’envoi des cinq cents francs, bien vite connu de tout le monde, ébranla ses convictions. Qui lui garantissait la fausseté de tous ces on-dit? Tous les jours on voit des choses plus surprenantes. Il s’inquiéta, et son esprit fut singulièrement troublé. Toutes ses idées étaient bouleversées, et il ne savait pas encore au juste s’il devait s’affliger d’avoir été mauvais prophète, ou de se réjouir du succès de son fils, à supposer que ce succès fût réel.

      Cet état d’incertitude était insoutenable pour l’avoué. Mais il ne voulait pas que l’idée d’aller s’assurer des faits parût venir de lui. Il amena fort adroitement sa femme, qui ne demandait pas mieux, à le presser de faire le voyage de Paris. Pour sauver les apparences, il résista quelque temps, faiblement il est vrai, et enfin eut l’air de se rendre aux sollicitations d’une mère inquiète. Un beau jour il s’avoua vaincu, et comme il avait pris ses mesures à l’avance, il se décida tout à coup, et partit sans