vigoureusement parmi nous, et, soit dans la prairie, soit à la meule, il se mettait au premier rang. En outre, il avait toujours quelque chose d’amusant à dire, qui allégeait notre labeur, et il était à la fois si bizarre et si sensé que je l’aimais, riais de lui et le prenais en pitié tout ensemble. Mon seul grief venait de l’attachement qu’il montrait pour ma fille: il l’appelait, en manière de plaisanterie, sa petite maîtresse, et quand il achetait pour chacune d’elles une parure de rubans, celle de Sophia était la plus jolie. Je ne savais comment, mais chaque jour il semblait devenir plus aimable; son esprit paraissait augmenter, et sa simplicité prendre l’air supérieur de la sagesse.
Nous dînâmes en famille, dans le champ, assis, ou plutôt couchés, autour d’un modeste repas, la nappe étendue sur le foin. M. Burchell donnait au festin de la gaieté. Pour surcroît de satisfaction, deux merles se répondaient de deux haies opposées, le rouge-gorge familier venait picorer les miettes dans nos mains, et il n’était pas un bruit qui ne parût un écho de la tranquillité. «Je ne me trouve jamais assise ainsi, dit Sophia, sans penser aux deux amants si suavement décrits par M. Gay, et que la mort frappa dans les bras l’un de l’autre. Il y a, dans cette description quelque chose de si pathétique, que je l’ai lue cent fois avec un nouveau ravissement. – A mon avis, s’écria mon fils, les plus beaux traits de cette description sont bien au-dessous de ceux que l’on trouve dans Acis et Galatée, d’Ovide. Le poète romain entend mieux l’emploi de l’antithèse, et c’est de cette figure habilement mise en œuvre que dépend toute la force du pathétique. – Il est remarquable, s’écria M. Burchell, que les deux poètes que vous citez aient également contribué à introduire un goût faux dans leurs pays respectifs, en chargeant tous leurs vers d’épithètes. Des hommes d’un médiocre génie trouvèrent que c’était dans leurs défauts qu’on les pouvait le plus aisément imiter, et la poésie anglaise, comme celle des derniers temps de l’empire de Rome, n’est plus rien aujourd’hui qu’une combinaison d’images luxuriantes, sans plan et sans lien, qu’un chapelet d’épithètes qui embellissent le son sans exprimer de sens. Mais peut-être, madame, tandis que je reprends ainsi les autres, trouverez-vous juste que je leur donne l’occasion de se venger; et précisément je n’ai fait cette remarque que pour avoir l’occasion moi-même de présenter à la société une ballade qui, quels que soient ses autres défauts, est du moins exempte, je le crois, de ceux que j’ai indiqués.»
«Viens à moi, bon Ermite du vallon,
Et guide ma route solitaire
Là-bas, où cette lumière égaye le val
D’un hospitalier rayon.
«Car ici, abandonné, perdu, je chemine
A pas languissants et lents,
Au milieu de déserts qui s’étendent, incommensurables.
Semblant s’allonger à mesure que je vais.
– Garde-toi, mon fils, s’écrie l’Ermite,
De tenter les dangereuses ténèbres;
Car ce fantôme perfide fuit là-bas
Pour t’attirer à ta perte.
«Ici, à l’enfant du besoin sans abri
Ma porte toujours est ouverte;
Et quoique ma part soit bien petite,
Je la donne de bonne volonté.
«Arrête-toi donc ce soir, et librement partage
Tout ce qu’offre ma cellule,
Ma couche de joncs et ma chère frugale,
Mon bonheur et mon repos.
«Les troupeaux qui parcourent en liberté la vallée.
Je ne les condamne pas à l’abattoir;
Instruit par ce Pouvoir qui a pitié de moi,
J’apprends à avoir pitié d’eux.
«Mais du flanc herbeux de la montagne
J’emporte un innocent festin:
Une besace garnie d’herbes et de fruits,
Avec de l’eau de la source.
«Donc, pèlerin, arrête; oublie tes soucis:
Tous les soucis de la terre sont faux;
L’homme n’a besoin que de peu ici-bas,
Et il n’en a besoin que peu de temps.»
Doucement, comme la rosée descend du ciel,
Tombaient ses tranquilles accents.
L’étranger modeste s’incline bas
Et le suit dans la cellule.
Au loin, dans l’étendue obscure et désolée,
Se trouvait la demeure solitaire,
Refuge pour le pauvre du voisinage
Et pour l’étranger égaré.
Nulles richesses sous son humble chaume
N’exigeaient la garde d’un maître.
La petite porte s’ouvrant au loquet
Reçut le couple inoffensif.
Et, alors que les foules affairées se retirent
Pour prendre leur repos du soir,
L’Ermite attisait son petit feu
Et fêtait son hôte pensif.
Il étalait ses provisions rustiques,
Le pressait gaiement et souriait;
Et, versé dans la connaissance des légendes,
Il trompait les heures tardives.
Autour de lui, dans une gaieté sympathique,
Le petit chat essayait ses tours,
Le grillon gazouillait dans l’âtre,
Le fagot pétillant se répandait en flammes.
Mais rien ne versait un charme assez puissant
Pour calmer la douleur de l’étranger,
Car la peine était lourde en son cœur,
Et ses larmes se mirent à couler.
L’Ermite épiait cette émotion naissante,
Oppressé d’un sentiment pareil:
«Et d’où viennent, malheureux jeune homme, cria-t-il,
Les chagrins de ton cœur?
«Chassé de demeures plus heureuses,
Es-tu donc errant malgré toi?
T’affliges-tu pour une amitié sans retour,
Ou pour un amour dédaigné?
«Hélas! les joies que la fortune apporte
Sont frivoles et caduques;
Et ceux qui prisent ces pauvretés,
Plus frivoles qu’elles encore.
«Et l’amitié qu’est-elle, qu’un nom,
Un charme qui berce et endort,
Une ombre qui suit la richesse ou la renommée,
Mais qui laisse le misérable à ses pleurs?
«Et l’amour est encore un son plus vide,
Le jouet de nos beautés du jour,
Invisible sur terre, ou ne s’y trouvant
Que pour réchauffer le nid de la tourterelle.
«Fi! tendre jeune homme, fais taire ta douleur,
Et