l'an dernier, nous ne pouvions qu'invoquer l'esperance; cette annee, nous pouvons presque attester la realite. L'an dernier, a pareille epoque, a pareil jour, nous nous bornions a dire: l'Idee ressuscitera. Cette annee, nous pouvons dire: l'Idee ressuscite!
Et comment ressuscite-t-elle? de quelle facon? par qui? c'est la ce qu'il faut admirer.
Citoyens, il y a en Europe un homme qui pese sur l'Europe; qui est tout ensemble prince spirituel, seigneur temporel, despote, autocrate, obei dans la caserne, adore dans le monastere, chef de la consigne et du dogme, et qui met en mouvement, pour l'ecrasement des libertes du continent, un empire de la force de soixante millions d'hommes. Ces soixante millions d'hommes, il les tient dans sa main, non comme des hommes, mais comme des brutes, non comme des esprits, mais comme des outils. En sa double qualite ecclesiastique et militaire, il met un uniforme a leurs ames comme a leurs corps; il dit: marchez! et il faut marcher; il dit: croyez! et il faut croire. Cet homme s'appelle en politique l'Absolu, et en religion l'Orthodoxe; il est l'expression supreme de la toute-puissance humaine; il torture, comme bon lui semble, des peuples entiers; il n'a qu'a faire un signe, et il le fait, pour vider la Pologne dans la Siberie; il croise, mele et noue tous les fils de la grande conspiration des princes contre les hommes; il a ete a Rome, et lui, pape grec, il a donne le baiser d'alliance au pape latin; il regne a Berlin, a Munich, a Dresde, a Stuttgart, a Vienne, comme a Saint-Petersbourg; il est l'ame de l'empereur d'Autriche et la volonte du roi de Prusse; la vieille Allemagne n'est plus que sa remorque. Cet homme est quelque chose qui ressemble a l'ancien roi des rois; c'est l'Agamemnon de cette guerre de Troie que les hommes du passe font aux hommes de l'avenir; c'est la menace sauvage de l'ombre a la lumiere, du nord au midi. Je viens de vous le dire, et je resume d'un mot ce monstre de l'omnipotence: empereur comme Charles-Quint, pape comme Gregoire VII, il tient dans ses mains une croix qui se termine en glaive et un sceptre qui se termine en knout.
Ce prince, ce souverain, puisque les peuples permettent a des hommes de prendre ce nom, ce Nicolas de Russie est a cette heure l'homme veritable du despotisme. Il en est la tete; Louis Bonaparte n'en est que le masque.
Dans ce dilemme qui a toute la rigueur d'un decret du destin, Europe republicaine ou Europe cosaque, c'est Nicolas de Russie qui incarne l'Europe cosaque. Nicolas de Russie est le vis-a-vis de la Revolution.
Citoyens, c'est ici qu'il faut se recueillir. Les choses necessaires arrivent toujours; mais par quelle voie? c'est la ce qui est admirable, et j'appelle sur ceci votre attention.
Nicolas de Russie semblait avoir triomphe; le despotisme, vieil edifice restaure, dominait de nouveau l'Europe, plus solide en apparence que jamais, avec le meurtre de dix nations pour base et le crime de Bonaparte pour couronnement. La France, que le grand poete anglais, que Shakespeare appelle le "soldat de Dieu ", la France etait a terre, desarmee, garrottee, vaincue. Il paraissait qu'il n'y avait plus qu'a jouir de la victoire. Mais, depuis Pierre, les czars ont deux pensees, l'absolutisme et la conquete. La premiere satisfaite, Nicolas a songe a la seconde. Il avait a cote de lui, a son ombre, j'ai presque dit a ses pieds, un prince amoindri, un empire vieillissant, un peuple affaibli par son peu d'adherence a la civilisation europeenne. Il s'est dit: c'est le moment; et il a etendu son bras vers Constantinople, et il a allonge sa serre vers cette proie. Oubliant toute dignite, toute pudeur, tout respect de lui-meme et d'autrui, il a montre brusquement a l'Europe les plus cyniques nudites de l'ambition. Lui, colosse, il s'est acharne sur une ruine; il s'est rue sur ce qui tombait, et il s'est dit avec joie: Prenons Constantinople; c'est facile, injuste et utile.
Citoyens, qu'est-il arrive?
Le sultan s'est dresse.
Nicolas, par sa ruse et sa violence, s'est donne pour adversaire le desespoir, cette grande force. La revolution, foudre endormie, etait la. Or, – ecoutez ceci, car c'est grand: – il s'est trouve que, froisse, humilie, navre, pousse a bout, ce turc, ce prince chetif, ce prince debile, ce moribond, ce fantome sur lequel le czar n'avait qu'a souffler, ce petit sultan, soufflete par Mentschikoff et cravache par Gortschakoff, s'est jete sur la foudre et l'a saisie.
Et maintenant il la tient, il la secoue au-dessus de sa tete, et les roles sont changes, et voici Nicolas qui tremble! – et voici les trones qui s'emeuvent, et voici les ambassadeurs d'Autriche et de Prusse qui s'en vont de Constantinople, et voici les legions polonaise, hongroise et italienne qui se forment, et voici la Roumanie, la Transylvanie, la Hongrie qui fremissent, voici la Circassie qui se leve, voici la Pologne qui frissonne; car tous, peuples et rois, ont reconnu cette chose eclatante qui flamboie et qui rayonne a l'orient, et ils savent bien que ce qui brille en ce moment dans la main desesperee de la Turquie, ce n'est pas le vieux sabre ebreche d'Othman, c'est l'eclair splendide des revolutions!
Oui, citoyens, c'est la revolution qui vient de passer le Danube!
Le Rhin, le Tibre, la Vistule et la Seine en ont tressailli.
Proscrits, combattants de toutes les dates, martyrs de toutes les luttes, battez des mains a cet ebranlement immense qui commence a peine, et que rien maintenant n'arretera. Toutes les nations qu'on croyait mortes dressent la tete en ce moment. Reveil des peuples, reveil de lions.
Cette guerre a eclate au sujet d'un sepulcre dont tout le monde voulait les clefs. Quel sepulcre et quelles clefs? C'est la ce que les rois ignorent. Citoyens, ce sepulcre, c'est la grande tombe ou est enfermee la Republique, deja debout dans les tenebres et toute prete a sortir. Et ces clefs qui ouvriront ce sepulcre, dans quelles mains tomberont-elles? Amis, ce sont les rois qui se les disputent, mais c'est le peuple qui les aura.
C'est fini, j'y insiste, desormais les negociations, les notes, les protocoles, les ultimatum, les armistices, les platrages de paix eux-memes n'y peuvent rien. Ce qui est fait est fait. Ce qui est entame s'achevera. Le sultan, dans son desespoir, a saisi la revolution, et la revolution le tient. Il ne depend plus de lui-meme a present de se delivrer de l'aide redoutable qu'il s'est donnee. Il le voudrait qu'il ne le pourrait. Quand un homme prend un archange pour auxiliaire, l'archange l'emporte sur ses ailes.
Chose frappante! il est peut-etre dans la destinee du sultan de faire crouler tous les trones. (Une voix: Y compris le sien.)
Et cette oeuvre a laquelle on contraint le sultan, ce sera le czar qui l'aura provoquee! Cet ecroulement des trones, d'ou sortira la confederation des Peuples-Unis, ce sera le czar, je ne dirai pas qui l'aura voulu, mais qui l'aura cause. L'Europe cosaque aura fait surgir l'Europe republicaine. A l'heure qu'il est, citoyens, le grand revolutionnaire de l'Europe, – c'est Nicolas de Russie.
N'avais-je pas raison de vous dire: admirez de quelle facon la providence s'y prend!
Oui, la providence nous emporte vers l'avenir a travers l'ombre. Regardez, ecoutez, est-ce que vraiment vous ne voyez pas que le mouvement de tout commence a devenir formidable? Le sinistre sabbat de l'absolutisme passe comme une vision de nuit. Les rangees de gibets chancellent a l'horizon, les cimetieres entrevus paraissent et disparaissent, les fosses ou sont les martyrs se soulevent, tout se hate dans ce tourbillon de tenebres. Il semble qu'on entend ce cri mysterieux: "Hourrah! hourrah! les rois vont vite!"
Proscrits, attendons l'heure. Elle va bientot sonner, preparons-nous. Elle va sonner pour les nations, elle va sonner pour nous-memes. Alors, pas un coeur ne faiblira. Alors nous sortirons, nous aussi, de cette tombe qu'on appelle l'exil; nous agiterons tous les sanglants et sacres souvenirs, et, dans les dernieres profondeurs, les masses se leveront contre les despotes, et le droit et la justice et le progres vaincront; car le plus auguste et le plus terrible des drapeaux, c'est le suaire dans lequel les rois ont essaye d'ensevelir la liberte!
Citoyens, du fond de cette adversite ou nous sommes encore, envoyons une acclamation a l'avenir. Saluons, au dela de toutes ces convulsions et de toutes ces guerres, saluons l'aube benie des Etats-Unis d'Europe! Oh! ce sera la une realisation splendide! Plus de frontieres, plus de douanes, plus de guerres, plus d'armees, plus de proletariat, plus d'ignorance, plus de misere; toutes les exploitations coupables supprimees, toutes les usurpations abolies; la richesse decuplee, le probleme du bien-etre resolu par la science; le travail, droit et devoir; la concorde entre les peuples, l'amour entre les hommes; la penalite resorbee par l'education; le glaive brise comme le sabre; tous les droits proclames et mis hors d'atteinte, le droit de l'homme a la souverainete, le droit de la femme a l'egalite, le droit de l'enfant a la lumiere; la pensee, moteur