Жорж Санд

Journal d'un voyageur pendant la guerre


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de la vieille Allemagne; mais la grande pierre du mont Barlot trembla, et, ne sachant plus où ils étaient, tombant d'un rêve dans un autre, ils s'éveillèrent enfin, où?.. peut-être à l'ambulance, où tous trois gisaient blessés, peut-être à la lueur d'un feu de bivac, et comme c'étaient trois jeunes hommes intelligents et instruits, fatigués ou souffrants, dégrisés à coup sûr des combats de la veille, puisqu'ils pouvaient penser et rêver, ils se dirent que cette guerre était un cauchemar qui prenait les proportions d'un crime dans les annales de l'humanité, que le vainqueur, quel qu'il fût, aurait à expier par des siècles de lutte ou de remords l'appui prêté à l'ambition des princes de la terre. Peut-être rougirent-ils, sans se l'avouer, du rôle de dévastateurs et de pillards que leur faisait jouer l'ambition des maîtres; peut-être éprouvèrent-ils déjà l'expiation du repentir en voyant la victime qu'on leur donnait à dévorer, si héroïque dans sa détresse, si ardente à mourir, si éprise de liberté, que vingt ans d'aspirations refoulées n'ont fait qu'amener une explosion de jeunesse et de vie là où l'Allemagne s'attendait à trouver l'épuisement et l'indifférence.

      Ce qui est assuré, ce que l'on peut prédire, c'est qu'un temps n'est pas loin où la jeunesse allemande se réveillera de son rêve. Plongée aujourd'hui dans l'erreur que nous venons de subir, et qui consiste à croire que la grandeur d'une race est dans sa force matérielle et peut se personnifier dans la politique d'un homme, elle reconnaîtra que nul homme ne peut être investi du pouvoir absolu sans en abuser. L'empereur des Français n'a pas su porter le lourd fardeau qu'il avait assumé sur lui. Mieux conseillé par un homme d'action pure, le roi Guillaume est au sommet de la puissance de fait; il n'en est pas moins condamné, quelle que soit l'intelligence de son ministre, quelque réglée et assurée que soit sa force, quelque habile et obstinée que semble sa politique, à voir s'écrouler son prestige. Les temps sont mûrs; ce qui se passe aujourd'hui chez nous est le glas des monarchies absolues: nous aurons été près de périr par la faute d'un seul, n'est-ce pas un enseignement dont l'Allemagne sera frappée? Si nous nous relevons, ce sera par le réveil de l'énergie individuelle et par la conviction de l'universelle solidarité. Guillaume continue en ce moment la partie que Napoléon III vient de perdre. Plus valide, plus lucide, mieux préparé, il semble triompher de l'Europe anéantie. Il brave toutes les puissances, il arrive à cette ivresse fatale qui marque la fin des empires. Détrompés les premiers, nous expions les premiers, comme toujours! Dans vingt ans, si nous avons réussi à écarter la chimère du règne, nous serons un grand peuple régénéré. Dans vingt ans, si l'Allemagne s'endort sous le sceptre, elle sera ce que nous étions hier, un peuple trompé, corrompu, désarmé.

26 septembre.

      On nous dit qu'il y a de bonnes et grandes nouvelles. Nous n'y croyons pas. Ces pays éloignés de la scène sont comme les troisièmes dessous d'un théâtre, où le signal qui doit avertir les machinistes ne résonnerait plus. Paris investi, les lignes télégraphiques coupées, nous sommes plus loin de l'action que l'Amérique. Mes enfants et nos amis s'en vont à trois lieues d'ici pour savoir si quelque dépêche est arrivée. Je reste seule à la maison; il y a une bibliothèque de vieux livres de droit et de médecine. Je trouve l'ancien recueil des Causes célèbres. J'essaye de lire. Toutes ces histoires doivent être intéressantes quand on a l'esprit libre. Dans la disposition où est le mien, je ne saurais rien juger; de plus il me semble que juger sans appel est impossible à tous les points de vue, et que tous ces grands procès jugés ne condamnent personne au tribunal de l'avenir. Peu de faits réputés authentiques sont absolument prouvés, et lorsque la torture était un moyen d'arracher la vérité, les aveux ne prouvaient absolument rien; mais je ne m'arrête pas aux causes tragiques. Ces épisodes de la vie humaine paraissent si petits quand tout est drame vivant et tragédie sanglante dans le monde! Je cherche quelque intérêt dans les causes civiles rapportées dans ce recueil: des enfants méconnus, désavoués, qui forcent leurs parents à les reconnaître ou qui parviennent à se faire attribuer leur héritage; des personnages disparus qui reparaissent et réussissent ou ne réussissent pas à recouvrer leur état civil, les uns condamnés comme imposteurs, les autres réintégrés dans leurs noms et dans leurs biens; des arrêts rendus pour et contre dans les mêmes causes, des témoignages qui se contredisent, des faits qui, dans l'esprit du lecteur, disent en même temps oui et non: où est la vérité dans ces aventures romanesques, souvent invraisemblables à force d'être inexplicables? Où est l'impartialité possible quand c'est quelquefois le méchant qui semble avoir raison du doux et du faible? Où est la certitude pour le magistrat? A-t-elle pu exister pour lui, quand la postérité impartiale ne démêle pas, au milieu de ces détails minutieux, le mensonge de la vérité?

      Les enquêtes réciproques sont suscitées par la passion; elles dévoilent ou inventent tant de turpitudes chez les deux parties qu'on arrive à ne rien croire ou à ne s'intéresser à personne. Cette lecture ne me porte pas à rechercher le réalisme dans l'art, non pas tant à cause du manque d'intérêt du réel qu'à cause de l'invraisemblance. Il est étrange que les choses arrivées soient généralement énigmatiques. Les actions sont presque toujours en raison inverse des caractères. Toute la logique humaine est annulée quand, au lieu de s'élever au-dessus des intérêts matériels, l'homme fait de ces intérêts le mobile absolu de sa conduite. Il tombe alors sous la loi du hasard, car il appartient à des éventualités qui ne lui appartiennent pas, et si sa destinée est folle et bizarre, il semble devenir bizarre et fou lui-même.

      Les nouvelles d'hier, c'est la démarche de Jules Favre auprès de M. de Bismarck. De quelque façon qu'on juge cette démarche au point de vue pratique, elle est noble et humaine, elle a un caractère de sincérité touchante. Nous en sommes émus, et nos coeurs repoussent avec le sien la paix honteuse qui nous est offerte.

      Ce n'est pas l'avis de tout le monde. On voudrait généralement dans nos provinces du centre la paix à tout prix. Il n'y a pas à s'arrêter aux discussions quand on n'a affaire qu'à l'égoïsme de la peur; mais tous ne sont pas égoïstes et peureux, tant s'en faut. Il y a grand nombre d'honnêtes gens qui s'effrayent de la tâche assumée par le gouvernement de la défense nationale et de l'effroyable responsabilité qu'il accepte en ajournant les élections. Il s'agit, disent-ils, de faire des miracles ou d'être voués au mépris et à l'exécration de la France. S'ils ne font que le possible, nous pouvons succomber, et on les traitera d'insensés, d'incapables, d'ambitieux, de fanfarons. Ils auront aggravé nos maux, et, quand même ils se feraient tuer sur la brèche, ils seront maudits à jamais. Voilà ce que pensent, non sans quelque raison, des personnes amies de l'institution républicaine et sympathiques aux hommes qui risquent tout pour la faire triompher. L'émotion, l'enthousiasme, la foi, leur répondent:

      – Oui, ces hommes seront maudits de la foule, s'ils succombent; mais ils triompheront. Nous les aiderons, nous voulons, nous pouvons avec eux! S'il faut des miracles, il y en aura. Ne vous inquiétez pas de ce premier effroi où nous sommes, il se dissipera vite. En France, les extrêmes se touchent. Ce peuple tremblant et consterné va devenir héroïque en un instant!

      C'est beaucoup promettre. Entre la foi et l'illusion, il y a un abîme. Que la France se relève un jour, je n'en doute pas. Qu'elle se réveille demain, je ne sais. Le devoir seul a raison, et le devoir, c'était de refuser le démembrement; l'honneur ne se discute pas.

      Mais retarder indéfiniment les élections, ceci n'est pas moins risqué que la lutte à outrance, et il ne me paraît pas encore prouvé que le vote eût été impossible. Le droit d'ajournement ne me paraît pas non plus bien établi. Je me tais sur ce point quand on m'en parle. Nous ne sommes pas dans une situation où la dispute soit bonne et utile; je n'ai pas d'ailleurs l'orgueil de croire que je vois plus clair que ceux qui gouvernent le navire à travers la tempête. Pourtant la conscience intérieure a son obstination, et je ne vois pas qu'il fût impossible de procéder aux élections, même après l'implacable réponse du roi Guillaume. Nous appeler tous à la résistance désespérée en nous imposant les plus terribles sacrifices, c'est d'une audace généreuse et grande; nous empêcher de voter, c'est dépasser la limite de l'audace, c'est entrer dans le domaine de la témérité.

      Ou bien encore c'est, par suite d'une situation illogique, le fait d'une illogique timidité. On nous juge capables de courir aux armes un contre dix, et on nous trouve incapables pour discuter par la voix de nos