d'abord elle avait 2000 livres sterling, placées dans les trois pour cent, et qui sont aussi-bien perdues pour ma famille que si l'on avait fait un biffage général sur le grand livre de la dette publique; car qui aurait cru que ma tante Dorothée se fût mariée? Bien plus, qui aurait jamais pensé qu'une femme, ayant cinquante ans d'expérience, aurait épousé un squelette français, dont les bras et les jambes, offrant les mêmes dimensions, semblaient deux compas entr'ouverts, placés perpendiculairement l'un sur l'autre, et tournant sur un pivot commun tout juste assez fort pour figurer un corps? Tout le reste n'était que moustaches, pelisses et pantalons. Elle aurait pu acheter un polk de véritables cosaques en 1815, pour la moitié de la fortune qu'elle a abandonnée à cet épouvantail militaire. Mais il est inutile d'en dire davantage sur ce sujet, d'autant plus qu'elle en était venue au point de citer Rousseau pour le sentiment: – qu'il n'en soit plus question.
Ayant ainsi expectoré ma bile contre un pays qui n'en est pas moins un pays fort agréable, et auquel je n'ai nul reproche à faire, puisque c'est moi qui l'ai cherché, et non lui qui m'a cherché, j'en viens au but plus direct de cette Introduction. Si je ne compte pas trop, mon cher public, sur la continuation de vos bonnes grâces (quoique, pour dire la vérité, la constance et l'uniformité de goût soient des qualités sur lesquelles ceux qui courtisent vos faveurs doivent à peine compter), ce but pourra peut-être me dédommager des pertes et dommages que j'ai essuyés en amenant ma tante Dorothée dans le pays des beaux sentimens, des moustaches noires, des jambes fines, des gros mollets et des membres sans corps; car je vous assure que le drôle, comme le disait mon ami L***, est un vrai pâté d'abatis, tout ailerons et pattes. Si elle avait choisi sur le contrôle de la demi-paie un montagnard écossais à grandes phrases, ou un fils élégant de la verte Erin[8] je n'aurais pas dit un seul mot; mais, de la manière dont l'affaire s'est arrangée, il est bien difficile de se garantir d'un mouvement de rancune en voyant ma tante dépouiller si gratuitement ses héritiers légitimes. Mais… – silence, ma mauvaise humeur, – et offrons à notre cher public un sujet plus agréable pour nous et plus intéressant pour les autres.
À force de boire le breuvage acide dont j'ai déjà parlé, et de fumer des cigares, art dans lequel je ne suis pas novice, je parvins peu à peu, tout en buvant et en fumant, à faire une sorte de connaissance avec un homme comme il faut. Je veux dire qu'il était du petit nombre de ces vieux échantillons de noblesse qu'on trouve encore en France, et qui, comme ces statues antiques et mutilées, objets d'un culte suranné et oublié, commandent encore un certain respect et une certaine estime, même à ceux qui ne leur accordent volontairement ni l'un ni l'autre.
En fréquentant le café du village, je fus d'abord frappé de l'air singulier de dignité et de gravité de ce vieux gentilhomme, de son attachement constant pour les bas et les souliers, au mépris des demi-bottes et des pantalons. Je remarquai la croix de Saint-Louis à sa boutonnière, et la petite cocarde blanche de son chapeau à bras. Il y avait en lui quelque chose d'intéressant; et, d'ailleurs, sa gravité semblait d'autant plus piquante au milieu de la vivacité de tous ceux qui l'entouraient, comme l'ombre d'un arbre touffu frappe davantage les regards dans un paysage éclairé par les rayons ardens du soleil. Je fis, pour lier connaissance avec lui, les avances que le lieu, les circonstances et les mœurs du pays autorisaient: c'est-à-dire, je me plaçai près de lui; et, tout en fumant mon cigare d'un air calme et de manière que chaque bouffée intermittente de fumée était presque imperceptible, je lui adressai ce petit nombre de questions que partout, et surtout en France, le savoir-vivre autorise un étranger à faire, sans l'exposer au reproche d'impertinence. Le marquis de Haut-Lieu, car c'était un marquis, fut aussi laconique et aussi sentencieux que la politesse française le permettait; il répondit à toutes mes questions, mais ne m'en fit aucune, et ne m'encouragea nullement à lui en adresser d'autres.
La vérité était que, n'étant pas très-accessible pour les étrangers de quelque nation qu'ils fussent, ni même pour ceux de ses compatriotes qu'il ne connaissait pas, le marquis avait surtout une réserve toute particulière à l'égard des Anglais. Ce sentiment pouvait être un reste de l'ancien préjugé national; peut-être aussi venait-il de l'idée qu'il avait conçue que l'Anglais est un peuple hautin, fier de sa bourse, et pour qui le rang, joint à une fortune bornée, est un objet de dérision autant que de pitié; ou peut-être enfin qu'en réfléchissant sur certains événemens récens, il éprouvait, comme Français, quelque mortification, même des succès qui avaient rétabli son Maître sur le trône, et qui lui avaient rendu à lui-même des propriétés forts diminuées, d'ailleurs, et un château dilapidé. Son aversion pourtant n'allait jamais au-delà de cet éloignement pour la société des Anglais. Lorsque les affaires de quelque étranger exigeaient l'intervention de son crédit, il l'accordait toujours avec toute la courtoisie d'un gentilhomme français qui sait ce qu'il se doit à lui-même et ce qu'il doit à l'hospitalité nationale.
Enfin, par quelque hasard, le marquis découvrit que l'individu qui fréquentait depuis peu le même café que lui était écossais, circonstance qui milita puissamment en ma faveur. Il m'informa que quelques-uns de ses ancêtres étaient d'origine écossaise; et il croyait même que sa maison avait encore quelques parens dans ce qu'il lui plaisait d'appeler la province de Hanguisse en écosse. La parenté avait été reconnue de part et d'autre au commencement du siècle dernier; et, pendant son exil, car on peut bien penser que le marquis avait joint les rangs de l'armée de Condé et partagé les privations et les infortunes de l'émigration, il avait eu l'envie une fois d'aller renouer connaissance avec ses parens d'écosse, et réclamer leur protection: – Mais, tout bien réfléchi, me dit-il, il ne s'était pas soucié de se présenter à eux dans une situation qui n'aurait pu leur faire que peu d'honneur, ou qu'ils auraient pu regarder comme leur imposant quelque fardeau et leur faisant même quelque honte; il avait donc cru que le mieux était de s'en rapporter à la Providence, et de se tirer d'affaire comme il le pourrait. Qu'avait-il fait pour cela? c'est ce que je n'ai pu savoir, mais jamais rien, j'en suis sûr, capable de compromettre la loyauté de cet excellent vieillard, qui soutint ses opinions et conserva sa loyauté contre vent et marée, jusqu'à ce que le temps l'eût ramené, vieux et indigent, dans un pays qu'il avait quitté à la fleur de l'âge, riche alors et animé par un ressentiment qui se promettait une prompte vengeance. J'aurais pu rire de quelques traits du caractère du marquis, particulièrement de ses préjugés relativement à la noblesse et à la politique, si je l'avais connu dans des circonstances plus prospères; mais dans la position où il était, quand même ses préjugés n'auraient pas eu une base honorable, quand ils n'auraient pas été purs de tout motif bas et intéressé, on devait le respecter comme nous respectons le confesseur et le martyr d'une religion qui n'est pas tout-à-fait la nôtre.
Peu à peu, devenus bons amis, nous bûmes notre café, fumâmes notre cigare, et prîmes notre bavaroise ensemble pendant plus de six semaines; des deux côtés, les affaires ne mirent pas grande interruption à ce commerce. Ayant, non sans difficulté, trouvé la clef de ses questions relativement à l'écosse, grâce à une heureuse conjecture que la province de Hanguisse ne pouvait être que notre comté d'Angus, je fus en état de répondre d'une manière plus ou moins satisfaisante à tout ce qu'il demanda sur les alliances qu'il avait dans ce pays: à ma grande surprise, le marquis connaissait la généalogie de quelques-unes des familles les plus distinguées de ce comté, beaucoup mieux que je n'aurais pu m'y attendre.
De son côté, il éprouva tant de satisfaction de notre liaison, qu'il en vint jusqu'à prendre la résolution de m'inviter à dîner au château de Haut-Lieu, château très digne de ce nom, puisqu'il est situé sur une hauteur qui commande les bords de la Loire. Cet édifice est à environ trois milles du village où j'avais fixé mon domicile temporaire; et, quand je le vis pour la première fois, je pardonnai aisément la mortification qu'éprouvait le propriétaire en recevant un hôte dans l'asile qu'il s'était formé au milieu des ruines du palais de ses ancêtres. Avec une gaieté qui couvrait évidemment un sentiment plus profond, il m'avait préparé peu à peu à la vue du lieu que je devais visiter. Il en eut même tout le temps le jour qu'il me conduisit à cette antique demeure, dans son petit cabriolet traîné par un grand cheval normand.
Les restes du château de Haut-Lieu sont situés sur une belle colline qui domine les bords de la Loire, et