one Leoni
Étant à Venise par un temps très-froid et dans une circonstance fort triste, le carnaval mugissant et sifflant au dehors avec la bise glacée, j'éprouvais le contraste douloureux qui résulte de notre souffrance intérieure, isolée au milieu de l'enivrement d'une population inconnue.
J'habitais un vaste appartement de l'ancien palais Nasi, devenu une auberge et donnant sur le quai des Esclavons, près le pont des Soupirs. Tous les voyageurs qui ont visité Venise connaissent cet hôtel, mais je doute que beaucoup d'entre eux s'y soient trouvés dans une disposition morale aussi douloureusement recueillie, le mardi gras, dans la ville classique du carnaval.
Voulant échapper au spleen par le travail de l'imagination, je commençai au hasard un roman qui débutait par la description même du lieu, de la fête extérieure et du solennel appartement où je me trouvais. Le dernier ouvrage que j'avais lu en quittant Paris était Manon Lescaut. J'en avais causé, ou plutôt écouté causer, et je m'étais dit que faire de Manon Lescaut un homme, de Desgrieux une femme, serait une combinaison à tenter et qui offrirait des situations assez tragiques, le vice étant souvent fort près du crime pour l'homme, et l'enthousiasme voisin du désespoir pour la femme.
J'écrivis ce volume en huit jours, et le relus à peine pour l'envoyer à Paris. Il avait rempli mon but et rendu ma pensée, je n'y aurais rien ajouté en le méditant. Et pourquoi un ouvrage d'imagination aurait-il besoin d'être médité? Quelle moralité voudrait-on faire ressortir d'une fiction que chacun sait être fort possible dans le monde de la réalité? Des gens rigides en théorie (on ne sait pas trop pourquoi) ont pourtant jugé l'ouvrage dangereux. Après tantôt vingt ans écoulés, je le parcours et n'y trouve rien de tel. Dieu merci, le type de Leone Leoni, sans être invraisemblable, est exceptionnel; et je ne vois pas que l'engouement produit par lui sur une âme faible, soit récompensé par des félicités bien enviables. Au reste, je suis, à l'heure qu'il est, bien fixé sur la prétendue portée des moralités du roman, et j'en ai dit ailleurs ma pensée raisonnée.
GEORGE SAND.
Nohant, janvier 1853.
I
Nous étions à Venise. Le froid et la pluie avaient chassé les promeneurs et les masques de la place et des quais. La nuit était sombre et silencieuse. On n'entendait au loin que la voix monotone de l'Adriatique se brisant sur les îlots, et de temps en temps les cris des hommes de quart de la frégate qui garde l'entrée du canal Saint-Georges, s'entre-croisant avec les réponses de la goëlette de surveillance. C'était un beau soir de carnaval dans l'intérieur des palais et des théâtres; mais au dehors tout était morne, et les réverbères se reflétaient sur les dalles humides, où retentissait de loin en loin le pas précipité d'un masque attardé, enveloppé dans son manteau.
Nous étions tous deux seuls dans une des salles de l'ancien palais Nasi, situé sur le quai des Esclavons, et converti aujourd'hui en auberge, la meilleure de Venise. Quelques bougies éparses sur les tables et la lueur du foyer éclairaient faiblement cette pièce immense, et l'oscillation de la flamme semblait faire mouvoir les divinités allégoriques peintes à fresque sur le plafond. Juliette était souffrante, elle avait refusé de sortir. Étendue sur un sofa et roulée à demi dans son manteau d'hermine, elle semblait plongée dans un léger sommeil, et je marchais sans bruit sur le tapis en fumant des cigarettes de Serraglio.
Nous connaissons, dans mon pays, un certain état de l'âme, qui est, je crois, particulier aux Espagnols. C'est une sorte de quiétude grave qui n'exclut pas, comme chez les peuples tudesques et dans les cafés de l'Orient, le travail de la pensée. Notre intelligence ne s'engourdit pas durant ces extases où l'on nous voit plongés. Lorsque nous marchons méthodiquement, en fumant nos cigares, pendant des heures entières, sur le même carré de mosaïque, sans nous en écarter d'une ligne, c'est alors que s'opère le plus facilement chez nous ce qu'on pourrait appeler la digestion de l'esprit; les grandes résolutions se forment en de semblables moments, et les passions soulevées s'apaisent pour enfanter des actions énergiques. Jamais un Espagnol n'est plus calme que lorsqu'il couve quelque projet ou sinistre ou sublime. Quant à moi, je digérais alors mon projet; mais il n'avait rien d'héroïque ni d'effrayant. Quand j'eus fait environ soixante fois le tour de la chambre et fumé une douzaine de cigarettes, mon parti fut pris. Je m'arrêtai auprès du sofa, et, sans m'inquiéter du sommeil de ma jeune compagne: – Juliette, lui dis-je, voulez-vous être ma femme?
Elle ouvrit les yeux et me regarda sans répondre. Je crus qu'elle ne m'avait pas entendu, et je réitérai ma demande.
–J'ai fort bien entendu, répondit-elle d'un ton d'indifférence, et elle se tut de nouveau.
Je crus que ma demande lui avait déplu, et j'en conçus une colère et une douleur épouvantables; mais, par respect pour la gravité espagnole, je n'en témoignai rien, et je me remis à marcher autour de la chambre.
Au septième tour, Juliette m'arrêta en me disant:
–A quoi bon?
Je fis encore trois tours de chambre; puis je jetai mon cigare, et, tirant une chaise, je m'assis auprès d'elle.
–Votre position dans le monde, lui dis-je, doit vous faire souffrir?
–Je sais, répondit-elle en soulevant sa tête ravissante et en fixant sur moi ses yeux bleus où l'apathie semblait toujours combattre la tristesse, oui, je sais, mon cher Aleo, que je suis flétrie dans le monde d'une désignation ineffaçable: fille entretenue.
–Nous l'effacerons, Juliette; mon nom purifiera le vôtre.
–Orgueil des grands! reprit-elle avec un soupir. Puis se tournant tout à coup vers moi, et saisissant ma main, qu'elle porta malgré moi à ses lèvres: – En vérité! ajouta-t-elle, vous m'épouseriez, Bustamente? O mon Dieu! mon Dieu! quelle comparaison vous me faites faire!
–Que voulez-vous dire, ma chère enfant? lui demandai-je. Elle ne me répondit pas et fondit en larmes.
Ces larmes, dont je ne comprenais que trop bien la cause, me firent beaucoup de mal. Mais je renfermai l'espèce de fureur qu'elles m'inspiraient, et je revins m'asseoir auprès d'elle.
–Pauvre Juliette, lui dis-je; cette blessure saignera donc toujours?
–Vous m'avez permis de pleurer, répondit-elle; c'est la première de nos conventions.
–Pleure, ma pauvre affligée, lui dis-je, ensuite écoute et réponds-moi.
Elle essuya ses larmes et mit sa main dans la mienne.
–Juliette, lui dis-je, lorsque vous vous traitez de fille entretenue, vous êtes une folle. Qu'importent l'opinion et les paroles grossières de quelques sots? Vous êtes mon amie, ma compagne, ma maîtresse.
–Hélas! oui, dit-elle, je suis ta maîtresse, Aleo, et c'est là ce qui me déshonore; je devrais être morte plutôt que de léguer à un noble coeur comme le tien la possession d'un coeur à demi éteint.
–Nous en ranimerons peu à peu les cendres, ma Juliette; laisse-moi espérer qu'elles cachent encore une étincelle que je puis trouver.
–Oui, oui, je l'espère, je le veux! dit-elle vivement. Je serai donc ta femme? Mais pourquoi? t'en aimerai-je mieux? te croiras-tu plus sur de moi?
–Je te saurai plus heureuse, et j'en serai plus heureux.
–Plus heureuse! vous vous trompez; je suis avec vous aussi heureuse que possible; comment le titre de dona Bustamente pourrait-il me rendre plus heureuse?
–Il vous mettrait à couvert des insolents dédains du monde.
–Le monde! dit Juliette; vous voulez dire vos amis. Qu'est-ce que le monde? je ne l'ai jamais su. J'ai traversé la vie et fait le tour de la terre sans réussir à apercevoir ce que vous appelez le monde.
–Je sais que tu as vécu jusqu'ici comme la fille enchantée dans son globe de cristal, et pourtant je t'ai vue jadis verser des larmes amères sur la déplorable situation que tu avais alors. Je me suis promis de t'offrir mon rang et mon nom aussitôt que ton affection me serait assurée.
–Vous ne m'avez pas comprise, don Aleo, si vous avez cru que la honte me faisait pleurer. Il n'y avait pas de place dans mon âme pour la honte; il y avait assez d'autres douleurs pour la remplir et pour la rendre insensible à tout ce qui