Жорж Санд

Mademoiselle La Quintinie


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Il écrase, il menace, il enlace, il tue, il poursuit l'individu dans tous les développements de son existence, dans ses intérêts, dans ses affections, dans ses devoirs, dans ses droits, dans son honneur. Il a étendu sur les masses le linceul du silence. Les plus mauvais jours du passé n'ont point vu une propagande d'étouffement si ardente, un zèle de meurtre intellectuel si perfide et si tenace, un anéantissement si honteux de la conscience sociale, une démission si abjecte de la dignité humaine.»

      Voilà ce que je te dirai peut-être à ma dernière heure, qui sait? Mais, dès aujourd'hui, il y a une prédiction que je peux te faire, c'est qu'en me suivant dans la voie où j'ai marché, tu cours le risque sérieux de rompre avec toutes les espérances comme avec toutes les sécurités de la vie. Quelle que soit la carrière ouverte à ta jeune et légitime ambition, l'homme du passé t'y guette et t'y attend pour se mesurer avec toi. Si tu es homme de science, il t'empêchera d'avoir une tribune pour professer; homme de lettres, il te fera railler, outrager, calomnier au besoin dans ta vie privée par les nombreux organes dont il dispose; artiste en contact avec le public, il te fera siffler, lapider, s'il le peut, par les bandes qu'il enrégimente ou par les passions qu'il soulève et qu'il égare; homme politique, il te fermera tous les chemins de l'action et s'efforcera de t'ouvrir tous ceux de la misère, de la prison ou de l'exil; homme de loisir ou de réflexion, il suscitera des orages autour de toi, il troublera l'air que tu respires par des paroles empoisonnées, il aigrira contre toi jusqu'au plus dévoué de tes serviteurs; époux et père, il te disputera la confiance de ta femme et le respect de tes enfants, car il est partout! De tout temps, il a ourdi une vaste conspiration au sein des civilisations les plus florissantes, il traite avec les souverains, il les menace, il les effraye. Il a pénétré dans tous les conseils, il a mis le pied dans tous les foyers domestiques; il est dans les armées, dans les magistratures, dans les corps savants, dans les académies, sur la place publique, sur le navire en pleine mer, dans la campagne, à tous les carrefours, dans le cabaret de village, dans le couvent, dans l'alcôve conjugale. Il obsède et consterne l'honnête curé qui croit l'esprit favorable à la lettre. Il gouverne les pontifes, il raille, méprise et violente ceux qui, une fois en leur vie, ont tenté de lui résister sur quelque point. Et peut-être dans dix ans j'ajouterai: Il faut redoubler de courage, car l'homme de la nuit s'est armé de toutes pièces; on a laissé faire, on a été confiant, on n'a pas prévu, et à présent, tout à coup il se dévoile, il injurie, il menace et il frappe, tenant aux pauvres d'esprit le discours terrible que tenait Éditue en l'île Sonnante: «Homme de bien, frappe, féris, tue et meurtris tous rois et princes de ce monde, en trahison, par venin ou autrement, quand tu voudras. Déniche des cieux les anges: de tout auras pardon; mais à nous ne touche, pour peu que tu aimes, la vie, le profit, le bien, tant de toi que de tes parents et amis vivants et trépassés, encore ceux qui d'eux après naîtraient en seraient infortunés! Amis, ajoute le sage Éditue pour expliquer une telle puissance, vous noterez que par le monde il y a beaucoup plus d'eunuques que d'hommes, et de ce vous souvienne!»

      De cette vérité sanglante sous sa forme enjouée, encore considérable aujourd'hui, souviens-toi en effet, cher Émile! Ne te fais pas d'illusion, n'espère pas éviter la destinée. Sois eunuque et engraisse, ou sois homme et lutte; il n'y a pas de milieu.

      Je t'ai forcé à voir cet abîme, je t'ai dépeint tous les avantages d'une vie douce, tranquille, inoffensive, tolérante envers le mal, soumise à toutes les habitudes du convenu. Je t'ai dit: «Épouse une femme étroitement dévote, partage son âme avec le prêtre, accompagne-la au sermon, élève tes enfants dans la routine, habitue-les à ne pas raisonner, c'est-à-dire laisse étouffer en eux le sens viril et divin: tout ira bien pour toi. Choisis la carrière que tu voudras pour tes fils et pour toi-même, vous ne serez entravés que par la concurrence des eunuques; alors vous ferez à l'occasion un peu de zèle pour vous distinguer du troupeau: vous insulterez quelque mort illustre, vous persécuterez quelque vivant déjà persécuté. Dès lors vous aurez le pouvoir, l'argent et le succès. Allez, le chemin est sûr et facile; la voie opposée est semée d'écueils, de fatigues et de déceptions.»

      Tu as rougi jusqu'à la racine des cheveux et tu m'as dit: "Cesse de railler, je veux être un homme." Nous nous sommes embrassés, et je t'ai laissé retourner à ton jardin des Oliviers, où l'isolement, la douleur et l'effroi t'attendent. Tu vas beaucoup lutter et beaucoup souffrir: vaincras-tu? Je l'ignore. Tu es seul contre un million d'ennemis, car la destinée de Lucie, l'influence qu'elle subit se rattachent probablement par des fils innombrables à cette conspiration de l'esprit rétrograde qui enlace la société, pour longtemps encore, de la base jusqu'au faîte. Je frémis à l'idée du combat que tu vas livrer, et je vois couler goutte à goutte le plus pur sang de ton cœur, les forces vives du premier amour. Pourtant je ne suis plus inquiet, tu lutteras sans défaillance pour arracher celle que tu aimes au royaume des ténèbres, tu combattras à poitrine découverte contre l'ennemi caché dans tous les buissons, tu exerceras ta force dans une entreprise sérieuse et passionnée, et, si tu succombes, si tu me reviens seul et blessé, tu auras porté en toi l'amour dans un cœur viril, tu n'auras pas versé les larmes de l'eunuque; la souffrance t'aura grandi, tu seras un homme!

      Courage, écris-moi tout; appelle-moi quand tu voudras. Ton père te bénit.

H. Lemontier

      ÉMILE LEMONTIER A SON PÈRE, A PARIS

      D'Aix en Savoie, 6 juin 1861.

      J'arrive, je ne sais rien encore, je n'ai revu aucun de nos amis, je m'enferme avec toi. Je veux te parler encore là, tout seul, dans ma petite chambre, avant de reprendre le cours de ma vie d'orage. J'ai besoin, avant tout, de te remercier pour le bien que tu m'as fait. Père, c'est la première fois que tu me révèles le fond de ta pensée. À te voir si doux, si modeste et si bon, même pour les méchants, je croyais ton âme inaccessible à l'indignation. Ta sérénité me faisait peur, je l'avoue; je la regardais comme le résultat de cette noble et douloureuse lassitude, fruit du travail et de l'expérience. Je croyais que tes années de labeur et de vertu avaient creusé entre nous un abîme qui ne serait pas sitôt comblé! Tu m'as traité comme un homme qu'on excite, et non comme un enfant qu'on apaise; je t'en remercie, et je te jure que tu as bien fait. Ta tendresse a un peu hésité;… tu me croyais encore trop jeune… Pauvre père, tu as tremblé en te laissant arracher le secret de ta force; eh bien, ne crains plus, j'étais mûr pour cette initiation, elle me renouvelle, elle me baptise dans les eaux de la vie, elle me pousse en avant. Tu voulais d'abord m'emmener loin d'elle, me distraire, me faire voyager. – Et puis tu as compris que tout cela aigrirait mon mal au lieu de le guérir, et tu m'as tendu la coupe en me disant: «Bois ce fiel et triomphe.»

      Sois tranquille, je saurai souffrir; car, à présent, je vois un but sublime à ma souffrance. Conquérir celle que j'aime, la disputer à une mortelle influence, la sauver, l'emmener avec moi dans la sphère de l'amour vrai, la rendre digne de cette passion sacrée que j'ai pour elle, et me rendre digne moi-même de la lui inspirer; résoudre le problème d'éclairer sa croyance en respectant sa liberté, d'épurer sa foi sans lui enlever les vraies bases de sa religion: oui, oui, je le tenterai, et, si j'échoue, du moins rien ne m'aura fait reculer ou défaillir.

      Et ne crois pas que cette passion soit le seul stimulant de mon courage! Me rendre digne de toi, être le fils de ta foi et de la volonté, c'est là mon ambition, maintenant que je t'ai compris. Oui, mon père, tu es calme et doux parce que tu es absolu dans le vrai et inébranlable dans la certitude. Tes idées sont simples, concises et nettes; tu les as dégagées d'une suite d'études et de travaux qui se présentent à mes yeux comme une puissante chaîne de montagnes, et à présent tu t'es assis au faîte de la plus haute cime, tu as regardé la terre étendue sous tes pieds, et puis, élevant tes mains vers la Divinité, tu lui as dit: «Non, le mal n'est pas ton œuvre! il n'est que l'ignorance du bien, et, si tu abandonnes cette ignorance aux châtiments qu'elle s'inflige à elle-même, c'est parce qu'ils doivent la détruire. Ainsi tu as mis en chaque être, en chaque chose de la création, l'agent fatal de sa transformation providentielle. L'erreur doit se dévorer elle-même comme ces volcans déchaînés, qui, aux premiers âges du globe, ont servi à constituer l'écorce terrestre, berceau fécond de la vie. En toi est la source du bien, la loi du vrai, et l'homme y boira de plus en plus à mesure qu'il te connaîtra.» Consolé par la foi, tu t'es relevé, mon