Moi, je sentis que le ton et le regard de Lucie me faisaient vaguement beaucoup de mal; mais, quand Henri me demanda ensuite pourquoi, je ne sus pas le lui dire.
On parla d'autre chose, et nous prîmes congé. Notre visite avait duré plus longtemps qu'il n'était strictement convenable; mais, loin de nous le faire sentir, on nous invita à une promenade à laquelle madame Marsanne et sa fille, ainsi que deux ou trois autres personnes, allaient être conviées. M. de Turdy chargea Henri de prendre jour avec ces dames et de lui écrire leur décision.
Madame Marsanne me prit à part le soir même pour me demander comment s'était passée ma seconde visite à Turdy. Je lui en rendis compte sincèrement. Comme jamais il n'a été question entre elle et moi des projets que vous aviez faits ensemble, et que je suis censé, aussi bien qu'Élise, les ignorer absolument, je crus devoir exprimer sans détour mon admiration pour Lucie et ma sympathie pour son grand-père.
«Prends garde, mon cher Émile, répondit notre amie. Mademoiselle La Quintinie a refusé plusieurs partis, et, bien qu'elle n'ait pas affiché une résolution décisive, sa famille craint qu'elle ne tourne tout doucement à l'habitude du célibat. Il faut que je t'apprenne ce que c'est que Lucie. Je ne le sais réellement que depuis deux ou trois jours, ayant été aux informations auprès des personnes du pays.
«Lucie n'est pas seulement une charmante fille que mon Élise a connue très-gaie et très-intelligente au couvent: c'est à présent une personne plus que distinguée: c'est, dit-on, une femme réellement supérieure. Elle a tant de goût et de bon sens, qu'elle le cache plutôt qu'elle ne le montre; mais il paraît qu'elle est aussi instruite qu'une femme peut l'être et qu'elle a un grand talent de musicienne, avec cela un caractère qui, par le courage et l'élévation, ne paraît pas de son sexe. Tout en la chérissant, Élise se moque un peu d'elle entre nous. Moi, je suis moins susceptible que ma fille, et je vois dans mademoiselle La Quintinie une personne qui ne se décidera pas aisément au mariage, parce qu'elle a le droit d'exiger beaucoup et parce qu'elle ne connaît pas les petites ambitions, l'ennui de l'oisiveté, le besoin de paraître, enfin toutes les petites raisons qui déterminent la plupart des jeunes filles.
«Si j'étais sa mère, poursuivit madame Marsanne, peut-être la laisserais-je suivre cette voie exceptionnelle, à la condition que j'aurais pour me consoler une autre fille comme Élise, destinée à prendre la vie plus terre à terre. On dit que le général La Quintinie n'entend pas de cette oreille, et que, quand il a le loisir de s'occuper de Lucie, il tempête de la voir encore fille à vingt-deux ans. Il menace alors les vieux parents de la leur retirer, s'ils ne trouvent pas à la marier au plus vite. Donc, le grand-père avait jeté d'abord les yeux sur Henri Valmare; mais il paraît qu'Henri a une inclination.»
Ici, madame Marsanne sourit d'une manière expressive, et elle continua:
«Du moins Henri m'a dit qu'il l'avait fait clairement pressentir dès les premiers mots très-bienveillants et très-gauches du bonhomme Turdy. Aussi le bonhomme a-t-il songé à toi dès qu'il t'a vu et qu'il a su d'Henri qui tu es et ce que tu vaux. «Je laisserai tous mes biens à Lucie, a-t-il dit. Sa grand'tante en fera autant. Nous n'avons donc pas à nous préoccuper de la fortune du futur. Ma sœur a des idées un peu féodales, c'est un radotage dont je souris. On passera sur le nom, quel qu'il soit. Ce qu'il nous faut, c'est un jeune homme charmant, très-instruit et d'un caractère un peu exceptionnel, à la fois enthousiaste et vertueux, comme vous m'avez dépeint M. Émile Lemontier. Celui-là pourrait plaire à ma petite-fille, qui sait? Rien ne coûte d'essayer. N'en dites rien au jeune homme; mais, si Lucie lui tourne un peu la tête, ne le découragez pas; car, de mon côté, je plaiderai sa cause vivement.»
En me rapportant les paroles de M. de Turdy, madame Marsanne m'avait paru, elle, plaider avec une délicate réserve la cause des amours d'Henri et d'Élise. Aussi je me gardai bien de dire non au rêve du vieux Turdy, et, tout en m'y prêtant à mes risques et périls, je priai madame Marsanne de ne point t'en écrire. J'eus peut-être tort, mais je craignais de te tourmenter l'esprit. Tu avais un grand travail à terminer, et moi, me sentant pris trop vite et trop fortement, je me flattais de me calmer et de t'entretenir peu à peu de mes espérances sans te bouleverser de mes anxiétés.
Dans tout-cela, cher père, ne te semble-t-il pas que les personnes graves, le grand-père, madame Marsanne et Henri, qui se pique d'avoir cinquante ans, ont agi bien vite? Je ne leur en veux pas. Ils n'ont pas deviné combien j'étais capable d'aimer avec passion, et combien Lucie, avec son air ouvert et confiant, était en garde contre mon amour.
J'ai eu pourtant de grandes illusions, comme tu vas le voir, des illusions dont je suis honteux à présent. Je ne suis pas un fat, et, sans faire de fausse modestie, je ne me crois pas présomptueux. Si j'ai fait de très-bonnes études, c'est grâce à toi, qui de bonne heure, avec un mélange admirable de persévérance et de sollicitude, as su développer, exciter et contenir tour à tour les élans de ma curiosité. D'ailleurs, cette soif d'apprendre, mon seul mérite, je la tiens de toi; et je n'ai en moi rien de bon qui ne t'appartienne. A force de m'entendre répéter que je ne suis pas un garçon vulgaire, j'ai dû m'habituer à le croire; mais je te jure que je n'ai pas ouvert la porte aux sottes vanités, que j'ai le respect enthousiaste des supériorités auxquelles je dois de n'être pas un esprit trop inférieur, et que tout mon orgueil est de comprendre le bien qui m'a été fait, le prix du beau et du vrai qui m'ont été donnés!
En me présentant de nouveau devant Lucie, j'étais donc digne, sinon de son estime, du moins de son attention. Je lui apportais une confiance sans bornes dans son caractère, et ce n'est pas là un sentiment d'infatuation personnelle. Je ne l'examinais pas, je ne me demandais pas si mon cœur et mon imagination la plaçaient trop haut: j'avais ce besoin d'adorer sans contrôle et de se donner sans réserve qui est à coup sûr le fait d'une réelle ingénuité d'esprit.
Ce fut à la cascade de Coux qu'eut lieu notre troisième rencontre. Cette chute d'eau, médiocre comme volume et comme hauteur, n'en est pas moins digne de l'engouement de Jean-Jacques. En fait de paysage, Rousseau était vraiment un grand artiste, et on peut, quand on est artiste aussi, le suivre avec confiance dans ses promenades. Il avait compris que le beau n'a pas besoin d'une grande mise en scène, et que l'effet des choses est dans l'harmonie. Rien de plus frais et de plus suave que l'arrangement naturel de cette cascatelle. La brisure de rochers d'où elle s'élance est proportionnée à son élévation; et les blocs où elle disparaît un instant, pour s'en échapper en plusieurs courants agités, sont jetés là dans un désordre en même temps hardi et gracieux. Il y a des entassements qui forment des arches moussues où l'eau tournoie et bouillonne avec des bruits charmants et un mouvement dont la fougue est plutôt joie que colère. Partout sur ces beaux rochers mouillés fleurit cette petite plante rose que tu aimes tant, l'érine alpestre, qui se tasse et se presse à la pierre, en lutte contre l'eau, avec la coquetterie des êtres délicats d'aspect qui ont l'organisation forte. J'étais en train d'examiner ces fleurettes à la loupe avec Henri, quand j'entendis arriver la voiture qui amenait mesdames Marsanne avec mademoiselle La Quintinie et son grand-père. Je ne crus pas devoir marquer trop d'empressement, et je laissai Henri se présenter le premier. Tout le monde connaissait la délicatesse de ma situation, car on s'arrangea de telle manière que je dusse offrir mon bras à Lucie, et très-peu d'instants après, bien qu'elle ne parût point songer à s'y prêter, nous fûmes seuls ensemble au bord d'un des méandres du torrent, séparés de nos compagnons par un groupe de rochers.
Nous étions trop près de la cascade pour échanger facilement des paroles suivies. L'érine alpestre me servit de prétexte pour nous en éloigner un peu et pour parler de toi. Lucie se montra dès lors toute disposée à m'entendre, et elle me fit sur ton compte mille questions charmantes. Elle connaît tes travaux, et elle en raisonne comme une femme de mérite qui n'a pas ou qui feint de ne pas avoir dans la mémoire la technologie des choses, mais qui en a parfaitement compris le but et suivi le développement. J'étais ravi de voir qu'elle n'était étrangère à rien de ce qui t'intéresse. Je le fus encore plus quand je découvris qu'elle connaissait toute ta vie de dévouement, de travail et de dignité. Elle voulut savoir ton âge, ta figure, tes goûts, tes habitudes, ta manière de travailler, de parler, de t'habiller, et, quand j'eus répondu à tout, elle me demanda si je te ressemblais.
Je ne te ressemble