roïlus et Cressida
NOTICE SUR TROÏLUS ET CRESSIDA
Si, dans Troïlus et Cressida, le poëte traite un peu lestement les héros de l'Iliade, si ces grands noms lui ont si peu imposé qu'il est douteux que cette composition dramatique ne soit pas une parodie, ne croyons pas que Shakspeare ait blasphémé contre la divinité d'Homère; rappelons-nous que nos anciens romanciers avaient fait des demi-dieux et des héros de l'antiquité de véritables chevaliers errants, et qu'Hercule, Thésée, Jason, Achille, conservaient, pendant dix gros volumes, les mêmes moeurs que les Lancelot, les Roland, les Olivier, et d'autres paladins chrétiens.
C'est à Chaucer que Shakspeare nous semble en grande partie redevable de l'idée de Troïlus et Cressida; mais les grands traits avec lesquels il dessine les caractères de ses autres héros, Hector, Achille, Ajax, Diomède, Agamemnon, Nestor, le lâche et satirique Thersite, l'amitié d'Achille et de Patrocle, l'éloquence d'Ulysse, que la Minerve d'Homère n'eût pas si bien inspiré; enfin, quelques traits historiques qu'on ne trouve ni dans Chaucer, ni dans Caxton, ni dans aucun des romanciers du moyen âge, font conjecturer que Shakspeare aurait bien pu connaître par la traduction quelques livres de l'Iliade.
Quoi qu'il en soit, jamais Shakspeare ne s'est moins occupé de l'effet théâtral que dans cette pièce. Nous passons en revue avec lui tous ces héros, que nos souvenirs classiques nous rendent sacrés, sans pouvoir résister à la tentation de les trouver parfois ridicules, et cependant naturels.
Hector, qui paraît d'abord digne de concentrer sur lui tout l'intérêt, parce qu'il est représenté comme le plus aimable, nous surprend tout à coup en refusant de se battre avec Ajax, parce qu'il est son cousin. On ne pardonnerait point à Shakspeare cette excuse, s'il ne faisait en quelque sorte réparation d'honneur à ce héros en le faisant périr d'une mort sublime.
Ajax est un des caractères les plus originaux de la pièce, et s'accorde assez bien avec celui de l'Iliade. Il forme avec Achille un contraste habilement ménagé. On trouverait encore de nos jours à faire l'application de son portrait tel que l'esquisse Alexandre.
Achille est bien aussi l'Achille de l'Iliade; mais il se déshonore en excitant les bouffonneries de Patrocle et la méchanceté de Thersite; et il y a quelque chose de révoltant dans la froide férocité avec laquelle il égorge Hector.
Le vieux roi de Pylos ne paraît que pour nous montrer sa barbe blanche et recevoir les compliments d'Ulysse. Celui-ci possède à lui seul l'éloquence et la raison de la pièce; mais il faut bien que ses discours soient sublimes, car il ne fait que des discours. Les autres héros de Troie et du camp des Grecs jouent un rôle encore moins important, et pour la prise de Troie, et pour l'intrigue des deux amants.
Troïlus lui-même a pour caractère de n'en point avoir. Sa patience nous fait sourire; on a peine à croire à ses emportements qui, du reste, comme l'observe Schlegel, ne font mal à personne. Mais les caractères de Cressida et de Pandarus sont frappants de vérité et d'originalité; le nom de celui-ci est devenu dans la langue anglaise un mot honnête pour exprimer un métier qui ne l'est guère, et qui n'a point d'équivalent dans la nôtre; car le Bonneau de la Pucelle de Voltaire n'est pas encore proverbial parmi nous.
Cressida nous amuse par son étourderie; elle devient amoureuse de Troïlus par désoeuvrement, et le quitte par pure légèreté. Sa passion pour Diomède n'est pas plus sérieuse que la première; un troisième galant n'aurait qu'à s'offrir pour le supplanter aussi facilement que l'a été Troïlus.
On peut lui appliquer le vers de lord Byron:
Thou art not false, but thou art fickle.
Tu n'es point perfide, tu n'es que légère.
Si cette pièce n'est pas une des plus morales et des plus fortement conçues de Shakspeare, elle n'est pas une des moins amusantes et des moins instructives. Naturellement, Shakspeare ne se passionne pour aucun de ses personnages; nulle part, peut-être, il n'est entièrement sérieux ou entièrement comique; mais c'est ici surtout qu'il s'est fait un jeu du caprice de ses idées, et qu'il semble avoir voulu donner un double sens à sa composition.
Johnson observe que le style de Shakspeare, dans Troïlus et Cressida, est plus correct que dans la plupart de ses pièces; on doit y remarquer aussi une foule d'observations politiques et morales, cachet d'un génie supérieur.
Dryden a refait cette tragédie avec des changements. Il a donné au fond une nouvelle forme; il a omis quelques personnages, et ajouté Andromaque: en général, il y a plus d'ordre et de liaison dans ses scènes, et quelques-unes sont neuves et du plus bel effet.
Selon Malone, Shakspeare aurait composé Troïlus et Cressida en 16021.
PRIAM, roi de Troie.
HECTOR, )
TROÏLUS, )
PARIS,) ses fils.
DÉIPHOBE, )
HÉLÉNUS, )
ÉNÉE, )
ANTÉNOR,) chefs troyens.
PANDARE, oncle de Cressida.
CALCHAS, prêtre troyen du parti des Grecs.
MARGARÉLON, fils naturel de Priam.
AGAMEMNON, général des Grecs.
MÉNÉLAS, son frère.
ACHILLE, )
AJAX, )
ULYSSE,) chefs des Grecs.
NESTOR, )
DIOMÈDE, )
PATROCLE, )
THERSITE, Grec difforme et lâche.
ALEXANDRE, serviteur de Cressida.
UN SERVITEUR DE TROÏLUS.
UN SERVITEUR DE PARIS.
UN SERVITEUR DE DIOMÈDE.
HÉLÈNE, femme de Ménélas.
ANDROMAQUE, femme d'Hector.
CASSANDRE, fille de Priam, proph.
CRESSIDA, fille de Calchas. – SOLDATS GRECS ET TROYENS, etc.
PROLOGUE
Troie est le lieu de la scène. Des îles de la Grèce, une foule de princes enflammés d'orgueil et de courroux ont envoyé au port d'Athènes leurs vaisseaux chargés de combattants et des apprêts d'une guerre cruelle. Soixante-neuf chefs, rois couronnés d'autant de petits empires, sont sortis de la baie athénienne et ont vogué vers la Phrygie, tous liés par le voeu solennel de saccager Troie. Dans ses fortes murailles, Hélène, l'épouse du roi Ménélas, dort en paix dans les bras de son ravisseur Pàris; et voilà la cause de cette grande querelle. Les Grecs abordent à Ténédos, et là leurs vaisseaux vomissent de leurs larges flancs sur le rivage tout l'appareil de la guerre. Déjà les Grecs, pleins d'ardeur et fiers de leurs forces encore entières, plantent leurs tentes guerrières sur les plaines de Dardanie. Les six portes de la cité de Priam, la porte Dardanienne, la Thymbrienne, l'Ilias, la Chétas, la Troyenne et l'Anténoride, avec leurs lourds verroux et leurs barres de fer, enferment et défendent les enfants de Troie. – Maintenant l'attente agite les esprits inquiets dans l'un et l'autre parti; Grecs et Troyens sont disposés à livrer tout aux hasards de la fortune: – Et moi je viens ici comme un Prologue armé; – mais non pas pour vous faire un défi dans la confiance que m'inspire la plume de l'auteur, ou le jeu des acteurs, mais simplement pour offrir le costume assorti au sujet, et pour vous dire, spectateurs bénévoles, que notre pièce, franchissant tout l'espace antérieur et les premiers germes de cette querelle, court se placer au milieu même des événements, pour se replier ensuite sur tout ce qui peut entrer et s'arranger dans un plan. Approuvez ou blâmez, faites à votre gré; maintenant, bonne ou mauvaise fortune, c'est la chance de la guerre.
ACTE PREMIER
SCÈNE I
TROÏLUS.