et ils s'aperçoivent de cette unanimité, au moins partielle, à l'identité des signes par lesquels se manifeste chaque sentiment particulier. Qu'arrive-t-il alors? Chacun se représente confusément l'état dans lequel on se trouve autour de lui. Des images qui expriment les différentes manifestations émanées des divers points de la foule avec leurs nuances diverses se forment dans les esprits. Jusqu'ici, il ne s'est encore rien produit qui puisse être appelé du nom d'imitation; il y a eu simplement impressions sensibles, puis sensations, identiques de tous points à celles que déterminent en nous les corps extérieurs[105]. Que se passe-t-il ensuite? Une fois éveillées dans ma conscience, ces représentations variées viennent s'y combiner les unes avec les autres et avec celle qui constitue mon sentiment propre. Ainsi se forme un état nouveau qui n'est plus mien au même degré que le précédent, qui est moins entaché de particularisme et qu'une série d'élaborations répétées, mais analogues à la précédente, va de plus en plus débarrasser de ce qu'il peut encore avoir de trop particulier. De telles combinaisons ne sauraient être davantage qualifiées faits d'imitation, à moins qu'on ne convienne d'appeler ainsi toute opération intellectuelle par laquelle deux ou plusieurs états de conscience similaires s'appellent les uns les autres par suite de leurs ressemblances, puis fusionnent et se confondent en une résultante qui les absorbe et qui en diffère. Sans doute, toutes les définitions de mots sont permises. Mais il faut reconnaître que celle-là serait particulièrement arbitraire et, par suite, ne pourrait être qu'une source de confusion, car elle ne laisse au mot rien de son acception usuelle. Au lieu d'imitation, c'est bien plutôt création qu'il faudrait dire, puisque de cette composition de forces résulte quelque chose de nouveau. Ce procédé est même le seul par lequel l'esprit ait le pouvoir de créer.
On dira peut-être que cette création se réduit à accroître l'intensité de l'état initial. Mais d'abord, un changement quantitatif ne laisse pas d'être une nouveauté. De plus, la quantité des choses ne peut changer sans que la qualité en soit altérée; un sentiment, en devenant deux ou trois fois plus violent, change complètement de nature. En fait, il est constant que la manière dont les hommes assemblés s'affectent mutuellement peut transformer une réunion de bourgeois inoffensifs en un monstre redoutable. Singulière imitation que celle qui produit de semblables métamorphoses! Si l'on a pu se servir d'un terme aussi impropre pour désigner ce phénomène, c'est, sans doute, qu'on a vaguement imaginé chaque sentiment individuel comme se modelant sur ceux d'autrui. Mais, en réalité, il n'y a là ni modèles ni copies. Il y a pénétration, fusion d'un certain nombre d'états au sein d'un autre qui s'en distingue: c'est l'état collectif.
Il n'y aurait, il est vrai, aucune impropriété à appeler imitation la cause d'où cet état résulte, si l'on admettait que, toujours, il a été inspiré à la foule par un meneur. Mais, outre que cette assertion n'a jamais reçu même un commencement de preuve et se trouve contredite par une multitude de faits où le chef est manifestement le produit de la foule au lieu d'en être la cause informatrice, en tout cas, dans la mesure où cette action directrice est réelle, elle n'a aucun rapport avec ce qu'on a appelé l'imitation réciproque, puisqu'elle est unilatérale; par conséquent, nous n'avons pas à en parler pour l'instant. Il faut, avant tout, nous garder avec soin des confusions qui ont tant obscurci la question. De même, si l'on disait qu'il y a toujours dans une assemblée des individus qui adhèrent à l'opinion commune, non d'un mouvement spontané, mais parce qu'elle s'impose à eux, on énoncerait une incontestable vérité. Nous croyons même qu'il n'y a jamais, en pareil cas, de conscience individuelle qui ne subisse plus ou moins cette contrainte. Mais, puisque celle-ci a pour origine la force sui generis dont sont investies les pratiques ou les croyances communes quand elles sont constituées, elle ressortit à la seconde des catégories de faits que nous avons distinguées. Examinons donc cette dernière et voyons dans quel sens elle mérite d'être appelée du nom d'imitation.
Elle diffère tout au moins de la précédente en ce qu'elle implique une reproduction. Quand on suit une mode ou qu'on observe une coutume, on fait ce que d'autres ont fait et font tous les jours. Seulement, il suit de la définition même que cette répétition n'est pas due à ce qu'on a appelé l'instinct d'imitation, mais, d'une part, à la sympathie qui nous pousse à ne pas froisser le sentiment de nos compagnons pour pouvoir mieux jouir de leur commerce, de l'autre, au respect que nous inspirent les manières d'agir ou de penser collectives et à la pression directe ou indirecte que la collectivité exerce sur nous pour prévenir les dissidences et entretenir en nous ce sentiment de respect. L'acte n'est pas reproduit parce qu'il a eu lieu en notre présence ou à notre connaissance et que nous aimons la reproduction en elle-même et pour elle-même, mais parce qu'il nous apparaît comme obligatoire et, dans une certaine mesure, comme utile. Nous l'accomplissons, non parce qu'il a été accompli purement et simplement, mais parce qu'il porte l'estampille sociale et que nous avons pour celle-ci une déférence à laquelle, d'ailleurs, nous ne pouvons manquer sans de sérieux inconvénients. En un mot, agir par respect ou par crainte de l'opinion, ce n'est pas agir par imitation. De tels actes ne se distinguent pas essentiellement de ceux que nous concertons toutes les fois que nous innovons. Ils ont lieu, en effet, en vertu d'un caractère qui leur est inhérent et qui nous les fait considérer comme devant être faits. Mais quand nous nous insurgeons contre les usages au lieu de les suivre, nous ne sommes pas déterminés d'une autre manière; si nous adoptons une idée neuve, une pratique originale, c'est qu'elle a des qualités intrinsèques qui nous la font apparaître comme devant être adoptée. Assurément, les motifs qui nous déterminent ne sont pas de même nature dans les deux cas; mais le mécanisme psychologique est identiquement le même. De part et d'autre, entre la représentation de l'acte et l'exécution s'intercale une opération intellectuelle qui consiste dans une appréhension, claire ou confuse, rapide ou lente, du caractère déterminant, quel qu'il soit. La manière dont nous nous conformons aux mœurs ou aux modes de notre pays n'a donc rien de commun[106] avec la singerie machinale qui nous fait reproduire les mouvements dont nous sommes les témoins. Il y a entre ces deux façons d'agir toute la distance qui sépare la conduite raisonnable et délibérée du réflexe automatique. La première a ses raisons alors même qu'elles ne sont pas exprimées sous forme de jugements explicites. La seconde n'en a pas; elle résulte immédiatement de la seule vue de l'acte, sans aucun autre intermédiaire mental.
On conçoit dès lors à quelles erreurs on s'expose quand on réunit sous un seul et même nom deux ordres de faits aussi différents. Qu'on y prenne garde, en effet; quand on parle d'imitation, on sous-entend phénomène de contagion et l'on passe, non sans raison d'ailleurs, de la première de ces idées à la seconde avec la plus extrême facilité. Mais qu'y a-t-il de contagieux dans le fait d'accomplir un précepte de morale, de déférer à l'autorité de la tradition ou de l'opinion publique? Il se trouve ainsi que, au moment où l'on croit avoir réduit deux réalités l'une à l'autre, on n'a fait que confondre des notions très distinctes. On dit en pathologie biologique qu'une maladie est contagieuse, quand elle est due tout entière ou à peu près au développement d'un germe qui s'est, du dehors, introduit dans l'organisme. Mais inversement, dans la mesure où ce germe n'a pu se développer que grâce au concours actif du terrain sur lequel il s'est fixé, le mot de contagion devient impropre. De même, pour qu'un acte puisse être attribué à une contagion morale, il ne suffit pas que l'idée nous en ait été inspirée par un acte similaire. Il faut, de plus, qu'une fois entrée dans l'esprit elle, se soit d'elle-même et automatiquement transformée en mouvement. Alors il y a réellement contagion, puisque c'est l'acte extérieur qui, pénétrant en nous sous forme de représentation, se reproduit de lui-même. Il y a également imitation, puisque l'acte nouveau est tout ce qu'il est par la vertu du modèle dont il est la copie. Mais si l'impression que ce dernier suscite en nous ne peut produire ses effets que grâce à notre consentement et avec notre participation, il ne peut plus être question de contagion que par figure, et la figure est inexacte. Car ce sont les raisons qui nous ont fait consentir qui sont les causes déterminantes de notre action, non l'exemple que nous avons eu sous les yeux. C'est nous qui en sommes les auteurs, alors même que nous ne l'avons pas inventée[107]. Par suite, toutes ces expressions, tant de fois répétées, de propagation imitative, d'expansion contagieuse ne sont pas de mise et doivent être rejetées. Elles dénaturent les faits au lieu d'en rendre compte; elles voilent la question au lieu de l'élucider.
En résumé, si l'on tient