submersion fût possible, lorsqu'un douanier, soupçonnant son dessein, le couche en joue et menace de faire feu de son fusil s'il ne sort pas de l'eau. Aussitôt, notre homme s'en retourne paisiblement chez lui, ne songeant plus à se tuer[22].
II. Suicide mélancolique.– Il est lié à un état général d'extrême dépression, de tristesse exagérée qui fait que le malade n'apprécie plus sainement les rapports qu'ont avec lui les personnes et les choses qui l'entourent. Les plaisirs n'ont pour lui aucun attrait; il voit tout en noir. La vie lui semble ennuyeuse ou douloureuse. Comme ces dispositions sont constantes, il en est de même des idées de suicide; elles sont douées d'une grande fixité et les motifs généraux qui les déterminent sont toujours sensiblement les mêmes. Une jeune fille, née de parents sains, après avoir passé son enfance à la campagne, est obligée de s'en éloigner vers l'âge de quatorze ans pour compléter son éducation. Dès ce moment, elle conçoit un ennui inexprimable, un goût prononcé pour la solitude, bientôt un désir de mourir que rien ne peut dissiper. «Elle reste, pendant des heures entières, immobile, les yeux fixés sur la terre, la poitrine oppressée et dans l'état d'une personne qui redoute un événement sinistre. Dans la ferme résolution de se précipiter dans la rivière, elle recherche les lieux les plus écartés afin que personne ne puisse venir à son secours[23]». Cependant, comprenant mieux que l'acte qu'elle médite est un crime, elle y renonce pour un temps. Mais, au bout d'un an, le penchant au suicide revient avec plus de force et les tentatives se répètent à peu de distance l'une de l'autre.
Souvent, sur ce désespoir général, viennent se greffer des hallucinations et des idées délirantes qui mènent directement au suicide. Seulement, elles ne sont pas mobiles comme celles que nous observions tout à l'heure chez les maniaques. Elles sont fixes, au contraire, comme l'état général dont elles dérivent. Les craintes qui hantent le sujet, les reproches qu'il se fait, les chagrins qu'il ressent sont toujours les mêmes. Si donc ce suicide est déterminé par des raisons imaginaires tout comme le précédent, il s'en distingue par son caractère chronique. Aussi est-il très tenace. Les malades de cette catégorie préparent avec calme leurs moyens d'exécution; ils déploient même dans la poursuite de leur but une persévérance et, parfois, une astuce incroyables. Rien ne ressemble moins à cet esprit de suite que la perpétuelle instabilité du maniaque. Chez l'un, il n'y a que des bouffées passagères, sans causes durables, tandis que, chez l'autre, il y a un état constant qui est lié au caractère général du sujet.
III. Suicide obsessif.– Dans ce cas, le suicide n'est causé par aucun motif, ni réel ni imaginaire, mais seulement par l'idée fixe de la mort qui, sans raison représentable, s'est emparée souverainement de l'esprit du malade. Celui-ci est obsédé par le désir de se tuer, quoiqu'il sache parfaitement qu'il n'a aucun motif raisonnable de le faire. C'est un besoin instinctif sur lequel la réflexion et le raisonnement n'ont pas d'empire, analogue à ces besoins de voler, de tuer, d'incendier dont on a voulu faire autant de monomanies. Comme le sujet se rend compte du caractère absurde de son envie, il essaie d'abord de lutter. Mais tout le temps que dure cette résistance, il est triste, oppressé et ressent au creux épigastrique une anxiété qui augmente chaque jour. Pour cette raison, on a quelquefois donné à ce genre de suicide le nom de suicide anxieux. Voici la confession qu'un malade vint faire un jour à Brierre de Boismont et où cet état est parfaitement décrit: «Employé dans une maison de commerce, je m'acquitte convenablement des devoirs de ma profession, mais j'agis comme un automate et, lorsqu'on m'adresse la parole, elle me semble résonner dans le vide. Mon plus grand tourment provient de la pensée du suicide dont il m'est impossible de m'affranchir un instant. Il y a un an que je suis en butte à cette impulsion; elle était d'abord peu prononcée; depuis deux mois environ, elle, me poursuit en tous lieux, je n'ai cependant aucun motif de me donner la mort… Ma santé est bonne; personne dans ma famille n'a eu d'affection semblable; je n'ai pas fait de pertes, mes appointements me suffisent et me permettent les plaisirs de mon âge[24]». Mais dès que le malade a pris le parti de renoncer à la lutte, dès qu'il est résolu à se tuer, cette anxiété cesse et le calme revient. Si la tentative avorte, elle suffit parfois, quoique manquée, à apaiser pour un temps ce désir maladif. On dirait que le sujet a passé son envie.
IV. Suicide impulsif ou automatique.– Il n'est pas plus motivé que le précédent; il n'a aucune raison d'être ni dans la réalité ni dans l'imagination du malade. Seulement, au lieu d'être produit par une idée fixe qui poursuit l'esprit pendant un temps plus ou moins long et qui ne s'empare que progressivement de la volonté, il résulte d'une impulsion brusque et immédiatement irrésistible. En un clin d'œil, elle surgit toute développée et suscite l'acte ou, tout au moins, un commencement d'exécution. Cette soudaineté rappelle ce que nous avons observé plus haut dans la manie; seulement le suicide maniaque a toujours quelque raison, quoique déraisonnable. Il tient aux conceptions délirantes du sujet. Ici, au contraire, le penchant au suicide éclate et produit ses effets avec un véritable automatisme sans être précédé par aucun antécédent intellectuel. La vue d'un couteau, la promenade sur le bord d'un précipice etc., font naître instantanément l'idée du suicide et l'acte suit avec une telle rapidité que, souvent, les malades n'ont pas conscience de ce qui s'est passé. «Un homme cause tranquillement avec ses amis; tout à coup, il s'élance, franchit un parapet et tombe dans l'eau. Retiré aussitôt, on lui demande les motifs de sa conduite; il n'en sait rien, il a cédé à une force qui l'a entraîné malgré lui[25]». «Ce qu'il y a de singulier, dit un autre, c'est qu'il m'est impossible de me rappeler la manière dont j'ai escaladé la croisée et quelle était l'idée qui me dominait alors; car je n'avais nullement l'idée de me donner la mort ou, du moins, je n'ai pas aujourd'hui le souvenir d'une telle pensée[26]». À un moindre degré, les malades sentent l'impulsion naître et ils réussissent à échapper à la fascination qu'exerce sur eux l'instrument de mort, en le fuyant immédiatement.
En résumé, tous les suicides vésaniques ou sont dénués de tout motif, ou sont déterminés par des motifs purement imaginaires. Or, un grand nombre de morts volontaires ne rentrent ni dans l'une ni dans l'autre catégorie; la plupart d'entre elles ont des motifs et qui ne sont pas sans fondement dans la réalité. On ne saurait donc, sans abuser des mots, voir un fou dans tout suicidé. De tous les suicides que nous venons de caractériser, celui qui peut sembler le plus difficilement discernable de ceux que l'on observe chez les hommes sains d'esprit, c'est le suicide mélancolique; car, très souvent, l'homme normal qui se tue se trouve lui aussi dans un état d'abattement et de dépression, tout comme l'aliéné. Mais il y a toujours entre eux cette différence essentielle que l'état du premier et l'acte qui en résulte ne sont pas sans cause objective, tandis que, chez le second, ils sont sans aucun rapport avec les circonstances extérieures. En somme, les suicides vésaniques se distinguent des autres comme les illusions et les hallucinations des perceptions normales et comme les impulsions automatiques des actes délibérés. Il reste vrai qu'on passe des uns aux autres sans solution de continuité; mais si c'était une raison pour les identifier, il faudrait également confondre, d'une manière générale, la santé avec la maladie, puisque celle-ci n'est qu'une variété de celle-là. Quand même on aurait établi que les sujets moyens ne se tuent jamais et que ceux-là seuls se détruisent qui présentent quelques anomalies, on n'aurait pas encore le droit de considérer la folie comme une condition nécessaire du suicide; car un aliéné n'est pas simplement un homme qui pense ou qui agit un peu autrement que la moyenne.
Aussi n'a-t-on pu rattacher aussi étroitement le suicide à la folie qu'en restreignant arbitrairement le sens des mots. «Il n'est point homicide de lui-même, s'écrie Esquirol, celui qui, n'écoutant que des sentiments nobles et généreux, se jette dans un péril certain, s'expose à une mort inévitable et sacrifie volontiers sa vie pour obéir aux lois, pour garder la foi jurée, pour le salut de son pays[27]». Et il cite l'exemple de Décius, de d'Assas, etc. Falret, de même, refuse de considérer Curtius, Codrus, Aristodème comme des suicidés[28]. Bourdin étend la même exception à toutes les morts volontaires qui sont inspirées, non seulement par la foi religieuse ou par les croyances politiques, mais même par des sentiments de tendresse exaltée. Mais nous savons que la nature des mobiles qui déterminent immédiatement le suicide, ne peuvent servir à le définir ni, par conséquent, à le distinguer de ce qui n'est pas lui. Tous les cas de mort qui résultent d'un acte accompli par le