femme majestueuse et raide, ayant atteint cet âge si difficile à fixer, qu'on appelle poliment un certain âge, entra dans la chambre avec une roideur automatique, sans faire onduler le moins du monde son épaisse robe de soie. On eût dit que des rouages intérieurs la faisaient mouvoir et qu'elle s'avançait au moyen de roulettes de cuivre, comme ces poupées qu'un mécanisme caché fait circuler autour d'une table.
Le corselet dans lequel se moulaient ses charmes, développés par l'embonpoint de la quatrième jeunesse, eût préservé d'un coup de lance aussi bien qu'une armure de Milan, tant il était bardé de baleines, de lames d'aciers et autres engins compressifs. Comment la brave dame avait-elle pu s'introduire dans cette gaine, c'est un mystère de toilette que nous respecterons; mais elle avait dû subir une pression de quarante atmosphères pour obtenir ce résultat.
Son visage, large et carré, était diapré de toutes les fleurs de la couperose. Ses joues flambaient, son nez visait au charbon; son front même était couleur de pralines. Cette physionomie incandescente s'encadrait de cheveux d'un roux britannique férocement crépés, et qui ressemblaient plutôt à des filaments de soie végétale qu'à des cheveux humains. Ce visage eût été des plus communs sans deux prunelles d'un gris dur et froid comme l'acier, qui en relevaient la trivialité par quelque chose de dédaigneux et d'impératif; ce regard la signait grande dame, femme de high life, malgré la bourgeoise épaisseur de ses formes et l'enluminure de son teint.
Lady Eleanor Braybrooke était veuve et servait de chaperon à miss Amabel Vyvyan, sa nièce, restée orpheline toute jeune, et maîtresse absolue d'une assez grande fortune.
Dans la cérémonie importante qui allait avoir lieu, lady Braybrooke devait servir de mère à sa nièce.
Miss Amabel, quoique la chose ne soit guère romanesque, épousait, sans obstacle aucun, un jeune homme charmant, sir Benedict Arundell, qui l'aimait et qu'elle aimait depuis bientôt deux ans.
Sir Benedict Arundell était jeune et beau, noble et riche; toutes les convenances étaient donc réunies dans cette union, puisque la fiancée possédait les mêmes qualités.
– Regardez donc, ma tante, quel affreux brouillard il fait, dit miss Amabel en tournant ses beaux yeux vers la fenêtre.
– Au commencement de novembre, cela n'a rien d'étonnant dans la vieille Angleterre, répondit lady Eleanor.
– Sans doute; mais j'aurais désiré pour ce jour, le plus beau de ma vie, un ciel d'azur, un gai soleil, des parfums de fleurs et des chants d'oiseaux.
– Chère petite, avec une chambre bien tapissée, des bougies, un bon feu dans la grille, un flacon de mille fleurs et un piano d'Érard, on remplace tout cela… Je ne m'occupe guère du temps qu'il fait, moi.
– Toujours positive, ma tante!
– Toujours poétique, ma nièce!
– Je voudrais que la nature s'associât davantage à nos impressions: cette tristesse du ciel pèse à mon âme joyeuse.
– Enfant, si le bon Dieu, à ta requête, déchirait tout à coup les voiles de la brume, la splendeur du soleil offenserait peut-être comme une ironie quelque cœur blessé.
– C'est vrai, ma tante; mais je n'ai pu, ce matin, me défendre de cette impression nerveuse.
– Bah! sir Benedict Arundell aura bientôt dissipé cette mélancolie, répliqua lady Eleanor Braybrooke avec ce sourire équivoque et ridé dont les personnes d'âge ne sont pas assez ménagères.
Un roulement de voiture se fit entendre sous la fenêtre, et, bientôt après, sir Benedict Arundell parut.
Il était mis avec cette simplicité correcte, cette perfection exquise et n'attirant jamais l'œil qui caractérisent le parfait gentleman, et dont les Anglais possèdent seuls le secret: il avait évité le ridicule presque insurmontable de l'habit de noce, et cependant il n'y avait dans son costume aucune infraction à la solennité de la circonstance.
Sir Benedict Arundell, suivant l'usage, ne portait ni barbe, ni moustache, ni royale, ni aucun de ces ornements qui hérissent les visages continentaux; seulement, sa figure lisse et polie était entourée de favoris châtains et passés au fer, qu'un artiste, amant du pittoresque, eût trouvés trop réguliers, mais qui eussent assurément obtenu l'approbation de feu Brummel et du comte d'Orsay.
Il avait ces traits d'Atinoüs un peu allongés et refroidis que présentent assez fréquemment les belles races d'Angleterre, et sa tête semblait la copie de quelque dieu grec faite par Westmacott ou Chantrey.
On n'aurait pu rêver un couple mieux assorti.
Le nuage qui couvrait le front d'Amabel se dissipa à l'aspect de son fiancé. Les yeux bleus de Benedict contenaient assez d'azur pour en faire un ciel. Une joie pure illumina les traits charmants de la jeune fille, qui tendit sa main aux lèvres de Benedict.
Les yeux gris de lady Eleanor Braybrooke pétillèrent à ce tableau, qui rappelait sans doute une scène analogue où elle avait joué un rôle, mais déjà enfoncée dans un passé si lointain, qu'il fallait assurément une excellente mémoire pour s'en souvenir.
– Voilà pourtant comme nous étions, murmura lady Eleanor, ce brave sir George-Alan Braybrooke et moi, il y a vingt ans, à peu près!
Cet à peu près était assez énigmatique; mais lady Eleanor n'aimait pas à formuler précisément, même à part soi, des dates qui auraient donné le chiffre exact de son âge. Ce rapprochement intérieur ne pouvait être juste que pour la bonne dame; car, jeune, elle n'avait pas eu même la beauté du diable, et sir George-Alan Braybrooke, long, sec, roide, osseux, avec son menton carré, son nez à la Wellington, et sa bouche en estafilade, n'avait jamais ressemblé, même dans le temps de ses amours, à l'élégant Benedict Arundell.
– Allons, mes enfants, reprit lady Eleanor, il est temps de partir; le chapelain a déjà dû revêtir son surplis, et les invités arrivent en foule.
Elle monta dans sa voiture avec Amabel, et Benedict prit place dans la sienne avec William Bautry, un de ses camarades.
Les cochers, poudrés, enrubanés, ornés d'énormes bouquets, la face écarlate et cardinalisée par de nombreuses libations préalables à la santé des futurs époux et de leur descendance, ajustèrent les guides dans leurs mains avec un air de maestria incomparable, clappèrent de la langue, touchèrent leurs chevaux du bout de la mèche, et le cortège partit pour l'église.
Le soleil avait fait d'inutiles efforts pour dissiper les vapeurs rabattues par le vent d'ouest sur la ville de Londres, et son disque pâli et sans rayons faisait à peine deviner la place qu'il occupait dans le ciel par une tache livide plus semblable à la face malade de la lune qu'au visage étincelant de l'astre du jour. Les lanternes où le gaz attardé dardait encore ses jets versaient une lumière presque aussitôt étouffée.
A quelque distance, les objets estompés se contournaient en formes étranges et fantastiques, les voitures avaient l'air de léviathans et de behemots, les passants incertains de géants et de fantômes, les murailles sombres des édifices prenaient des apparences de babels et de lylacqs, et il fallait toute l'habitude des cochers pour ne pas se perdre dans cet air opaque où mouraient les vibrations sonores, et qui semblait avoir ouaté les rues avec le duvet des nuages.
La chapelle où le mariage devait se célébrer était Sainte-Margareth, édifice dans le style ogival normand, avec une tour carrée, de puissants contre-forts, une immense fenêtre quadrilobée; construction lugubre d'aspect, aux murailles noires comme de l'ébène, dont les nervures lavées par la pluie, avaient l'air, en tout temps, d'être couvertes de neige, assise au milieu d'un cimetière sans verdure et parsemé de tombes dont la forme, rappelant vaguement celle du cadavre, avait quelque chose de sinistre et d'horrible; une grille que la poussière du charbon de terre, tamisée par les cent mille cheminées de Londres, avait rendue plus enfumée que les soupiraux de l'enfer, entourait ce champ de repos que l'agitation immédiate de la ville rendait encore plus morne.
La haute tour enfonçait dans la brume sa couronne de clochetons invisibles et semblait décapitée; le porche, fuligineux et sombre