Peggotty la regardait mais que sans cela elle avait pris un air sérieux et pensif. J'avais vu dès le premier moment qu'elle était changée. Son visage était toujours charmant, mais délicat et soucieux, et ses mains étaient si maigres et si blanches qu'elles me semblaient presque transparentes. Mais un nouveau changement venait de se faire dans ses manières, elle semblait inquiète et agitée. Enfin elle avança la main et la posa sur celle de sa vieille servante en lui disant d'un ton affectueux.
«Peggotty, ma chère, vous n'allez pas vous marier?
– Moi, madame, répondit Peggotty en ouvrant de grands yeux, bien certainement non!
– Pas tout de suite? insista tendrement ma mère.
– Jamais, dit Peggotty.»
Ma mère lui prit la main et lui dit:
«Ne me quittez pas, Peggotty, restez avec moi. Ce ne sera peut- être pas bien long. Qu'est-ce que je deviendrais sans vous?
– Moi, vous quitter, ma chérie! s'écria Peggotty. Pas pour tout l'or du monde. Mais qui est-ce qui a pu mettre une semblable idée dans votre petite tête?» Car Peggotty avait depuis longtemps l'habitude de parler quelquefois à ma mère comme à un enfant.
Ma mère ne répondit que pour remercier Peggotty, qui continua à sa façon.
«Moi, vous quitter! il me semble que je n'en ai pas envie. Peggotty, vous quitter! Je voudrais bien voir cela! Non, non, non, dit Peggotty en secouant la tête et en se croisant les bras, il n'y a pas de danger ma chérie. Ce n'est pas qu'il n'y ait de bonnes âmes qui en seraient fort aises, mais on ne s'inquiète guère de ce qui leur plaît. Tant pis pour eux s'ils sont mécontents; je resterai avec vous jusqu'à ce que je sois une vieille femme impotente. Et quand je serai trop sourde, trop infirme, trop aveugle, que je ne pourrai plus parler faute de dents, et que je ne serai plus bonne à rien, même à me faire gronder, j'irai trouver mon David et je le prierai de me recueillir.
– Et je serai bien content de vous voir, Peggotty, et je vous recevrai comme une reine.
– Dieu bénisse votre bon coeur! dit Peggotty, j'en étais bien sûre;» et elle m'embrassa d'avance en reconnaissance de mon hospitalité. Après cela elle se couvrit de nouveau la tête de son tablier, et se mit à rire encore de M. Barkis; après cela elle prit mon petit frère dans son berceau et donna quelques soins à sa toilette; après cela elle desservit le dîner; après cela elle reparut avec un autre bonnet, sa boîte à ouvrage, son mètre, le morceau de cire pour lisser son fil, tout enfin comme par le passé.
Nous étions assis auprès du feu, et nous causions avec délices. Je leur racontai comme M. Creakle était un maître sévère, et elles me témoignèrent une grande compassion. Je leur dis aussi quel bon et aimable garçon c'était que Steerforth et comme il me protégeait, et Peggotty déclara qu'elle ferait bien six lieues à pied pour aller le voir. Mon petit frère se réveillait et je le pris dans mes bras tout doucement pour l'endormir, puis je me glissai près de ma mère comme j'en avais l'habitude autrefois, et je mis mes bras autour de sa taille, en appuyant ma tête sur son épaule, et ses cheveux tombaient sur moi comme les ailes d'un ange. Dieu! que j'étais heureux!
Assis ainsi devant le feu, à voir des figures innombrables dans les charbons ardents, il me semblait presque que celles de M. et miss Murdstone n'existaient que dans mon imagination et qu'elles disparaîtraient comme les autres quand le feu s'éteindrait, mais qu'au fond il n'y avait de réel, dans tous mes souvenirs, que ma mère, Peggotty et moi.
Peggotty ravaudait un bas, elle y travailla tant qu'il fit jour, et resta ensuite la main gauche dans son bas comme dans un gant, et son aiguille dans la main droite prête à faire un point quand le feu jetterait un éclat de lumière. Je ne puis imaginer à qui appartenaient les bas que Peggotty ravaudait toujours, ni d'où pouvait venir une provision si inépuisable de bas à raccommoder. Depuis ma plus tendre enfance je l'ai toujours vue occupée de ce genre de travaux à l'aiguille et de celui-là seulement.
«Je me demande, dit Peggotty qui était saisie parfois d'accès de curiosité dans lesquels elle s'adressait des questions sur les sujets les plus inattendus, je me demande ce qu'est devenue la grand'tante de Davy?
– Bon Dieu! Peggotty! dit ma mère sortant de sa rêverie, quelles folies vous dites!
– Mais, madame, je vous assure vraiment que cela m'étonne, dit Peggotty.
– Comment se fait-il que cette grand'tante vous trotte dans la tête? demanda ma mère. N'y a-t-il pas d'autres gens à qui on puisse penser?
– Je ne sais pas, dit Peggotty, à quoi cela tient, c'est peut- être à ma sottise, mais je ne puis pas choisir mes pensées; elles vont et viennent dans ma tête comme il leur convient. Je me demande ce qu'elle peut être devenue?
– Que vous êtes absurde, Peggotty! reprit ma mère; on dirait que vous espérez d'elle une seconde visite.
– À Dieu ne plaise! s'écria Peggotty.
– Eh bien! je vous en prie, ne parlez pas de choses si désagréables, dit ma mère. Miss Betsy s'est probablement enfermée dans sa petite maison au bord de la mer, et elle y restera. En tout cas, il n'est guère probable qu'elle vienne jamais nous déranger.
– Non, répéta Peggotty d'un air pensif, ce n'est pas probable du tout. Je me demande si, dans le cas où elle viendrait à mourir, elle ne laisserait pas quelque chose à Davy?
– Vraiment, Peggotty, vous êtes folle! répondit ma mère, vous savez bien qu'elle a été blessée de ce que le pauvre garçon est venu au monde!
– Je suppose qu'elle ne serait pas disposée à lui pardonner maintenant, suggéra Peggotty.
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