aux vieux jours des filles sans dot. Cependant je me figurais quelquefois que Dieu ferait un miracle en ma faveur, et qu'il m'enverrait un de ses anges sous les traits d'un homme, pour me protéger en cette vie. C'était un rêve romanesque, dont je ne me vantais pas à ma mère, mais que je n'avais pas la force de repousser. Quand j'étais assise à mon métier auprès de la fenêtre, et que je voyais le ciel si bleu, les arbres si verts, toute la nature si belle et moi si jeune! oh! alors, il m'était impossible de croire que j'étais destinée à la captivité ou à la solitude. Que voulez-vous? J'ai dix-sept ans; à mon âge on n'a pas toute la raison possible, et voilà que la Providence se met en tête de me traiter en enfant gâté. Vous arrivez un beau matin, Jacques, avant que j'aie encore souffert de l'ennui, avant que les larmes du découragement aient gâté ma fraîcheur de pensionnaire, tout au beau milieu de mes rêves et de mes folles espérances. Voilà que vous venez tout réaliser sans que j'aie eu le temps de douter et de craindre! Vraiment, il n'y a pas longtemps que je lisais encore des contes de fées; c'était toujours la même chose, mais c'était bien beau! C'était toujours une pauvre fille maltraitée, abandonnée, ou captive, qui, par les fentes de sa prison, ou du haut d'un des arbres du désert, voyait passer, comme dans un rêve, la plus beau prince du monde, escorté de toutes les richesses et de toutes les joies de la terre. Alors la fée entassait prodiges sur prodiges pour délivrer sa protégée; et, un beau jour, Cendrillon voyait l'amour et le monde à ses pieds. Il me semble que c'est là mon histoire. J'ai dormi dans ma cage, et j'ai fait des songes dorés que vous êtes venu changer en certitudes, si vite, que je ne sais pas encore bien si je dors ou si je veille.
Aussi j'ai eu un peu peur. Le bonheur m'est venu si promptement et si magnifiquement, que je n'ose y croire. Je crois pourtant que vous m'aimez et que vous êtes le meilleur des hommes; je sais que votre conduite sera telle que vous me l'annoncez; je sais, de mon côté, que je n'en serai pas indigne, et ces serments que vous me faites de ne point m'asservir, je vous les fais aussi: je m'engage à ne point exercer sur vous la tyrannie des prières, des reproches et des convulsions, dont les femmes savent si bien tirer parti. Quoique je n'aie pas votre expérience, je crois pouvoir répondre de ma fierté.
Ce n'est donc pas l'austérité du mariage qui m'effraie. Vous m'aimez et vous m'offrez tout ce que vous possédez; j'accepte, parce que je vous aime. Si un jour nous cessions de nous estimer, je ne suis pas inquiète de mon sort: je sais assez travailler pour gagner ma vie, et je ne vois en ce genre aucun malheur capable de m'épouvanter assez pour m'empêcher d'accepter le bonheur que vous m'offrez aujourd'hui; ce n'est pas la misère, ce ne sont pas les malheurs vulgaires de la société qui m'inquiètent, c'est l'amour que vous avez pour moi, c'est surtout celui que je ressens pour vous. Vous ne voulez pas m'en parler, Jacques, et c'est la seule chose qui m'occupe et qui m'intéresse.
Peu t'être que j'agis contre la pudeur en vous parlant de cela, maintenant que vous affectez de m'entretenir de tout autre sentiment; mais vous m'avez habituée à vous dire sans détour tout ce qui me vient à l'esprit. Vous m'avez dit souvent qu'il n'y avait rien au monde de plus hypocrite et de moins pur que certaines habitudes de réserve que les femmes s'imposent dans leur conduite et dans leurs discours. Je me livre donc sans crainte et sans honte, avec vous, à toutes les impulsions de mon coeur.
Si je vous épousais pour les raisons qui décident au mariage les trois quarts des jeunes personnes avec lesquelles j'ai été élevée, je me contenterais de ce que vous me promettez; et, pourvu que je fusse assurée d'être riche et indépendante, je ferais bon marché de votre amour et du mien. Mais il n'en est pas ainsi, Jacques. Comment avez-vous pu croire qua j'eusse peur d'autre chose que de perdre cet amour que vous avez pour moi maintenant? Je sais bien que vous resterez mon ami, mais pensez-vous que cela me suffise et me console? Ah! tenez, ne parlons pas de notre mariage, parlons comme si nous étions seulement destinés à être amants. Il y a quelque chose de bien plus solennel que la loi et le serment, comme vous dites, il y a ce qui se passe en moi, l'attachement que j'ai pour vous, la force que cet attachement prend de jour en jour, le besoin da m'isoler de tout le reste, de n'aimer et de ne plus voir que vous sur la terre. C'est là ce qui me fait frémir, car je sens que mon amour sera éternel, et vous, vous ne savez rien du vôtre. Cette incertitude est affreuse, après ce qui m'a été dit de votre caractère enthousiaste, et de la facilité avec laquelle vous savez passer d'une passion à une autre. Oh! Jacques, il vous en coûtait si peu de me dire deux mots qui m'auraient rassurée plus que toute votre lettre, et que j'aurais crus aveuglément: Je t'aimerai toujours! Pourquoi, au moment de les dire, vous arrêtez-vous comme frappé de la crainte de commettre un sacrilège? Vous pouvez répondre d'une éternelle amitié, vous pouvez promettre un dévouement sublime, un désintéressement héroïque, une générosité au-dessus de tous les préjugés, capable de tous les sacrifices, de toutes les douleurs, mais quant au reste, il ne dépend pas de vous! Ces paroles sont affreuses, Jacques, effacez-les; je vous renvoie votre lettre. Je ne veux pas de ces autres serments, je n'en ai pas besoin; ils ont l'air d'un traité, d'une capitulation entre nous. Quand vous me pressez sur votre coeur en me disant: «O mon enfant, que je t'aime!» je suis bien plus sûre de mon bonheur.
XVI.
DE JACQUES A FERNANDE
Ange de ma vie, dernier rayon du soleil qui luira sur mon front chauve! ne me rends pas fou, épargne ton vieux Jacques, il a besoin de sa raison et de sa force… Tu ne sais pas, tu ne sais pas, pauvre enfant, ce que tu promets et ce que tu demandes. Tu ne songes pas que tu as dix-sept ans et moi le double; que tu seras encore une enfant quand je serai vieux; que l'avenir est plein d'effroi pour moi, si je m'abandonne à de trop riants désirs, à de trop folles ambitions. Et tu crois que c'est la crainte de changer d'amour qui m'empêche de te promettre le même amour que tu me jures? Sais-tu que je n'ai jamais changé le premier, et que, dès les jours les plus ardents de ma jeunesse, après ma première déception, je suis resté cinq ans entiers sans aimer et sans regarder une seule femme? Est-ce là passer aisément d'une passion à une autre? Va, ceux qui prétendent m'avoir étudié et qui essaient de te raconter ma vie ne connaissent guère ni l'un ni l'autre. T'ont-ils dit qu'avant de renoncer à une affection j'y avais été contraint par le mépris? Savent ils ce qu'eût été pour moi une passion fondée sur une estime réelle? Savent-ils seulement ce qu'il m'en a coûté pour ne pas pardonner, et combien j'ai été près de m'avilir à ce point? Mais qui est-ce qui me connaît? qui est-ce qui m'a jamais compris? Je n'ai jamais rien raconté de mes souffrances ni de mes joies à ces hommes qui se mêlent de me juger, et qui n'ont de commun avec moi que le sang-froid au champ de bataille et le stoïcisme du soldat en campagne. Il faut t'en rapporter à moi, Fernande, à moi seul, qui me connais bien et qui n'ai jamais rien promis en vain. Oui, je t'aimerai toujours, si tu le veux, si tu peux le désirer toujours. Peut-être sera-ce possible entre nous, qui sait? Tu es sûre de toi, cher ange? Oh! qu'il est triste, le sourire qui me vient sur les lèvres quand je lis les serments! qu'il est difficile de résister à l'espérance que tu me donnes et de ne pas m'y abandonner follement! Vieillesse de l'esprit, que tu es difficile à concilier avec la jeunesse du coeur!
Tu le vois, pour vouloir nous tourmenter de l'avenir, nous arrivons à douter l'un de l'autre et à nous le dire, ce qu'il y a de plus cruel et de plus triste au monde. Pourquoi chercher à soulever les voiles sacrés du destin? Les coeurs les plus fermes ne résistent pas toujours à son choc inévitable. Quelles promesses, quels serments peuvent lier l'amour? Sa plus sûre garantie, c'est la foi et l'espoir; ah! gardons-nous d'interroger trop souvent le livre mystérieux où la durée de notre bonheur est écrite de la main de Dieu; acceptons le présent avec reconnaissance, et sachons en jouir sans le laisser empoisonner par la crainte du lendemain. Quand il ne devrait durer qu'un an, qu'une semaine; quand je devrais payer un seul jour de ta tendresse par toute une vie de solitude et de regrets, je ne me plaindrais pas, et mon coeur conserverait envers Dieu et envers toi une éternelle reconnaissance. Lance-toi donc avec courage sur cette mer incertaine de ta vie, où les prévisions ne servent de rien, où la force elle-même n'est bonne qu'à périr vaillamment. Il n'y a pas de conquête pour ceux qui ne veulent pas combattre; il n'y a pas de jouissance pour ceux que la peur inquiète. Viens dans mes bras sans crainte et sans fausse honte; sois toujours naïve comme l'enfance, ô ma vierge! ô ma sainte, ne rougis pas de me dire ton amour. La chasteté est nue comme Ève avant sa faute.