justice, je l'aime et l'estime infiniment; mais je vous dis qu'elle aime le monde parce que toute femme, si sérieuse qu'elle soit, aime les satisfactions de l'amour-propre. Ma pauvre soeur Helmina n'est ni jeune, ni belle, ni brillante de conversation; mais elle reçoit bien, elle ordonne admirablement un dîner, un ambigu, une fête, une promenade; elle le sait, on lui en fait compliment, et plus il y a de monde pour rendre hommage à ses talents de ménagère et de majordome, plus elle est fière, plus elle est consolée de sa nullité sous tous les autres rapports.
– Vous êtes un observateur sévère, monsieur Dietrich, et je crains que mon tour d'être jugée avec cette impartialité écrasante ne vienne bientôt; cela me fait peur, je l'avoue, car je suis loin de me sentir parfaite.
– Vous êtes relativement parfaite, mon jugement est tout porté, vous gâterez Césarine d'autant plus. Ce ne sera pas par égoïsme comme les autres, qui regrettent le plaisir et rêvent de le voir repousser avec elle dans la maison; ce sera par bonté, par dévouement, par tendresse pour elle, car elle a déjà, cette petite, des séductions irrésistibles…
– Que vous subissez tout le premier!
– Oui, mais je m'en défends; défendez-vous aussi, voilà tout ce que je vous demande; faites cet effort dans son intérêt, promettez-le-moi.
– Oui, certes, je vous le promets, si je vois qu'elle abuse de ma condescendance pour exiger ce qui lui serait nuisible; mais cela n'est point encore arrivé, et je ne puis me tourmenter d'une prévision que rien ne justifie encore.
– Vous comptez pour rien sa résistance à mon désir de vendre l'hôtel?
– Dois-je l'engager à se soumettre sans faiblesse à ce désir?
– Oui, je vous en prie.
– Oserai-je vous dire que cela me semble cruel?
– Non, car je ne le vendrai pas; je veux faire semblant pour que Césarine apprenne à me céder de bonne grâce. Soyez certaine que, si on n'apprend pas aux enfants à renoncer à ce qui leur plaît, ils ne l'apprendront jamais d'eux-mêmes. Le bonheur qu'on prétend leur donner en fait des malheureux pour le reste de leur vie.
Il avait peut-être raison. Je n'osai pas insister, et j'allai rejoindre mon élève avec l'intention de faire ce qui m'était prescrit, mais je la trouvai souriante.
– Épargnez-vous la peine de me persuader, me dit-elle dès les premiers mots; j'ai entendu par hasard tout ce que papa vous a dit et tout ce que vous lui avez répondu. J'étais dans le jardin, à deux pas de vous, derrière la fontaine, et le petit bruit de l'eau ne m'a pas fait perdre une de vos paroles. Il n'y a pas de mal à cela, vous êtes deux anges pour moi, mon père et vous: lui, un ange à figure sévère qui veut mon bonheur par tous les moyens, – vous, un ange de douceur qui veut la même chose par les moyens qui sont dans sa nature; mais voyez comme vous êtes plus dans la vérité que mon père! Vous vouliez le faire renoncer à sa méthode, vous sentiez bien qu'elle pouvait me conduire à l'hypocrisie. Où en serait-il, mon pauvre cher papa, si, après m'avoir vue bien résignée, il découvrait que je n'ai pas pris au sérieux ses menaces? Vraiment, si je dois être gâtée, comme on dit, c'est-à-dire corrompue moralement, ce sera par lui! Il m'habituera à faire semblant d'être sacrifiée et à lui imposer ainsi, sans qu'il s'en doute, le sacrifice de sa volonté. Allons, Dieu merci, je suis meilleure qu'il ne pense», je céderai à tout par amitié pour lui, je vous chérirai pour celle que vous me montrez sans pédanterie, je vous rendrai très-heureux, seulement…
– Seulement quoi? dites, ma chérie.
– Rien, répondit-elle en me baisant la main; mais son bel oeil caressant et fier acheva clairement sa phrase; je vous rendrai très-heureux, seulement vous ferez toutes mes volontés.
Elle savait bien ce qu'elle disait là, l'énergique, l'obstinée, la puissante fillette! Elle réunissait en elle la souplesse instinctive de sa mère et l'entêtement voulu de son père. Au dire du vieux médecin de la famille, que je consultais souvent sur le régime à lui faire suivre, elle avait comme une double organisation, toute la patience de la femme adroite pour arriver à ses fins, toute l'énergie de l'homme d'action pour renverser les obstacles et faire plier les résistances. – En ce cas, pensais-je, de quoi donc se tourmente son père? Il la veut forte, elle est invincible. Il cherche à la bronzer, elle est le feu qui bronze les autres. Il prétend lui apprendre à souffrir, comme si elle n'était pas destinée à vaincre! Ceux qui savent dominer souffrent-ils?
Elle m'effraya; je me promis de la bien étudier avant de me décider à graviter comme un satellite autour de cet astre. Il s'agissait de savoir si elle était bonne autant qu'aimable, si elle se servirait de sa force pour faire le bien ou le mal.
Cela n'était pas facile à deviner, et j'y consacrai plus d'une année. Un jour, à la campagne, je fus importunée par les cris d'un petit oiseau qu'elle élevait en cage et qui n'avait rien à manger. Comme il troublait la leçon de musique et que d'ailleurs je ne puis voir souffrir, je me levai pour lui donner du pain. Césarine parut ne pas s'en apercevoir; mais après la leçon elle emporta la cage dans sa chambre, et j'entendis bientôt que le jeûne et les cris de détresse recommençaient de plus belle. Je lui demandai pourquoi, puisque cette petite bête savait manger, elle ne lui laissait pas de nourriture à sa portée.
– C'est bien simple, répondit-elle. S'il peut se passer de moi, il ne se souciera plus de moi.
– Mais si vous l'oubliez?
– Je ne l'oublierai pas.
– Alors c'est volontairement que vous le condamnez au supplice de l'attente et aux tortures de la faim, car il crie sans cesse.
– C'est volontairement; j'essaye sur lui la méthode de mon père.
– Non, ceci est une méchante plaisanterie; cette méthode n'est pas applicable aux êtres qui ne raisonnent pas. Dites plutôt que vous aimez votre oiseau d'une amitié égoïste et cruelle. Peu vous importe qu'il souffre, pourvu qu'il s'attache à vous. Prenez garde de traiter de même les êtres de votre espèce!
– En ce cas, dit-elle en riant, ma méthode diffère de celle de mon père, puisqu'elle ne s'applique qu'aux êtres qui ne raisonnent pas.
J'essayai de lui prouver qu'il faut rendre heureux les êtres dont on se charge, même les plus infimes, et surtout les plus faibles.
– Qu'est-ce que le bonheur d'un être qui ne songe qu'à manger? reprit-elle en haussant doucement les épaules.
– C'est de manger. Les enfants à la mamelle n'ont point d'autre souci.
Faut-il les faire jeûner pour qu'ils s'attachent à leur nourrice?
– Mon père doit le penser.
– Il ne le pense pas, vous ne le pensez pas non plus. Pourquoi cette taquinerie obstinée contre votre père absent? Admettons que sa méthode ne soit pas incontestable…
– Voilà ce que je voulais vous faire dire!
– Et c'est pour cela que vous torturiez votre petit oiseau?
– Non, je n'y songeais pas; je voulais me rendre nécessaire, moi exclusivement, à son existence; mais c'est prendre trop de peine pour une aussi sotte bête, et, puisqu'il a des ailes, je vais lui donner la volée.
– Attendez! Dites-moi toute votre idée; en le rendant à la liberté, faites-vous un sacrifice?
– Ah! vous voulez me disséquer, ma bonne amie?
– Je tiens à ce que vous vous rendiez compte de vous-même.
– Je me connais.
– Je n'en crois rien.
– Vous pensez que c'est impossible à mon âge? Est-ce que vous ne m'y poussez pas en m'interrogeant sans cesse? Cette curiosité que vous avez de moi me force à m'examiner du matin au soir. Elle me mûrit trop vite, je vous en avertis; vous feriez mieux de ne pas tant fouiller dans ma conscience et de me laisser vivre, j'en vaudrais mieux. Je deviendrai si raisonnable avec vos raisonnements que je ne jouirai plus de rien. Ah! maman