Жорж Санд

Les beaux messieurs de Bois-Doré


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encore moins; je dirai mon histoire à son écrivain, et il la lira.

      «Je suis fille d'un pauvre fermier de la Catalogne. C'est en Catalogne que le peu de Mores épargnés par l'inquisition vivaient encore tranquilles, espérant qu'on les y laisserait gagner leur vie en travaillant, puisque nous n'avions pris part à aucune des guerres de ces derniers temps, si malheureux pour nos frères des autres provinces d'Espagne.

      »Mon père s'appelait Yésid en arabe, et Juan on espagnol; moi, baptisée par aspersion comme les autres, j'étais la chrétienne Mercédès, mais la morisque Ssobyha13.

      »J'ai à présent trente ans. J'en avais treize quand on commença à nous avertir secrètement que nous allions être chassés et dépouillés à notre tour.

      »Déjà, avant ma naissance, le terrible roi Philippe II avait ordonné que, dans le délai de trois ans, tous les Morisques devaient savoir la langue castillane et ne plus parler, lire ou écrire en arabe, publiquement ou secrètement; «que tous les contrats en cette langue seraient nuls; que tous nos livres seraient brûlés; «que nous quitterions nos costumes pour porter ceux des chrétiens;»que les femmes morisques sortiraient sans voile, le visage découvert;»que nous n'aurions ni fêtes ni danses, ni chants nationaux; «que nous perdrions nos noms de famille et d'individu pour prendre des noms chrétiens; que ni hommes, ni femmes morisques ne pourraient plus se baigner à l'avenir, et que nos bains seraient détruits dans nos maisons.

      »Ainsi, on nous insultait jusque dans la pudeur de nos mœurs et dans la santé de nos corps! Mes parents s'étaient soumis. Quand ils virent que cela ne servait de rien et qu'on ne les persécutait que pour avoir leur argent, ils songèrent à en amasser et à en cacher le plus qu'ils pourraient, afin de s'enfuir quand le danger de la mort reviendrait.

      »À force de travail et de patience, ils se firent un petit trésor. C'était, disaient-ils, pour m'empêcher de mendier comme tant d'autres qui s'étaient laissé surprendre. Mais il était écrit que, comme tous les autres, je tendrais la main.

      »Nous étions encore assez heureux, malgré les humiliations dont on nous abreuvait. Nos seigneurs espagnols ne nous aimaient point; mais, comme ils voyaient bien que nous seuls, en Espagne, savions et voulions cultiver leurs terres, ils demandaient à leur roi de nous épargner.

      »Quand j'eus dix-sept ans, le roi Philippe III fit rendre tout à coup un nouveau décret contre tous les Morisques catalans. Nous étions bannis du royaume avec les biens meubles que nous pourrions emporter sur nos corps. Dans trois jours, sous peine de mort, il nous fallait quitter nos maisons et aller, sous escorte, au lieu de l'embarquement. Tout chrétien qui cacherait un Morisque irait pour six ans aux galères.

      »Nous étions ruinés. Pourtant, nous mîmes sur nous, mon père et moi, l'or que nous pouvions emporter, et nous partîmes sans nous plaindre. On nous promettait de nous conduire en Afrique, au pays de nos ancêtres.

      »Alors nous demandâmes au Dieu de nos pères de nous reprendre pour ses fidèles enfants.

      »On nous laissa, pendant le voyage, remettre nos anciens costumes, qui se conservaient depuis un siècle dans les familles, et chanter nos prières dans notre langue, que nous n'avions pas oubliée; car, en dépit des décrets, nous n'en parlions pas d'autre entre nous.

      »Nous fûmes entassés comme des animaux sur les galères de l'État, mais, à peine embarqués, on nous demanda le prix de la traversée. La plupart n'avaient rien. On exigea que les riches payassent pour les pauvres.

      »Mon père, voyant qu'on jetait à la mer ceux qui ne trouvaient pas de caution, paya sans regret pour tous ceux qui étaient dans notre embarcation; mais, quand on vit qu'il n'avait plus rien, on le jeta à la mer comme les autres!..»

      Ici, la Morisque s'arrêta. Elle ne pleurait pas, mais sa poitrine était serré.

      – Détestables coquins d'Espagnols! Pauvres Morisques! murmura le marquis.

      Puis il ajouta, comme averti par un triste regard de Lucilio:

      – Hélas! la France n'a fait mieux, et la régente les a traités absolument de même!

      Mercédès reprit:

      – Me voyant seule au monde, sans un dernier, et privée de tout ce que j'aimais, je voulus suivre mon pauvre père; on m'en empêcha. J'étais jolie. Le patron de la galère me voulait pour esclave. Mais Dieu déchaîna la tempête, et il fallut songer à lutter contre elle. Plusieurs embarcations furent englouties, des milliers de Morisques périrent avec leurs bourreaux.

      »La galère qui nous portait fut emmenée par l'orage sur les côtes de France, et vint se briser vers un lieu dont je n'ai jamais su le nom.

      »Je fus jetée au rivage, au milieu des morts et des mourants; c'était mon salut. Je me traînai dans des rochers où, toute mouillée et toute brisée, m'étant bien cachée et n'ayant pas la force d'aller plus loin, je dormis pour la première fois depuis beaucoup de jours et beaucoup de nuits.

      »Quand je m'éveillai, la tempête était finie. Il faisait chaud, j'étais seule. Le navire brisé était à la côte, les morts sur la grève. J'avais faim, mais j'avais encore assez de forces pour marcher.

      »Je m'éloignai le plus vite que je pus du rivage, où je craignais de rencontrer des Espagnols, et je m'en allai par les montagnes, mendiant le pain, l'eau et le gîte. On me recevait bien mal; mon costume inquiétait les paysans.

      »Enfin, je rencontrai quelques femmes de ma race qui étaient établies dans un village et qui me donnèrent un habillement; elles me conseillèrent de cacher ma religion et mon origine, parce que les hommes du pays n'aimaient pas les étrangers et détestaient surtout les Morisques. Il paraît, hélas! qu'on les déteste partout, car on m'a dit, plus tard, qu'au lieu d'accueillir comme des frères ceux qui purent arriver en Afrique, les Berbères les ont massacrés ou réduits à un pire esclavage que celui de l'Espagne.

      »Comment pouvais-je suivre le conseil qu'on me donnait de cacher mon origine? Je ne savais pas assez bien la langue catalane pour cela. D'abord, on me fit quelque aumône; mais, quand un Espagnol passait, il disait aux gens du pays:

      » – Vous avez là chez vous une Morisque.

      »Et l'on me chassait de partout. Je marchai de vallée en vallée.

      »Un jour, je me trouvai sur une grande route qui était celle de Pau, comme je l'ai su plus tard, et c'est là que le ciel me fit rencontrer une femme encore plus malheureuse que moi. C'était la mère de l'enfant que vous voyez, et qui est devenu le mien…»

      – Continuez, dit le marquis.

      Mais Mercédès s'arrêta encore, parut réfléchir, et dit, s'adressant à Lucilio.

      – Je ne peux pas raconter l'histoire des parents de l'enfant, si ce n'est à vous seul… qui lui avez sauvé la vie, et qui me paraissez un ange sur la terre. Si l'on veut me garder ici quelques jours et que je ne voie aucun danger pour Mario, je jure que je dirai tout; mais je crains l'Espagnol, et j'ai vu ce vieux seigneur mettre sa main dans la sienne, après l'avoir repris de sa dureté pour nous. J'ai tout compris avec mes yeux: les seigneurs sont les seigneurs, et les pauvres esclaves ne doivent pas espérer que les meilleurs mêmes prendront leur parti contre leurs égaux.

      – Il n'y a pas d'égaux qui tiennent! s'écria le marquis lorsque Lucilio lui eut traduit, par écrit, la réponse du Mercédès. Je jure, sur ma foi de chrétien et sur mon honneur de gentilhomme, de protéger le faible envers et contre tous.

      La Morisque répondit qu'elle dirait la vérité, mais qu'elle cacherait certains détails inutiles.

      Puis elle reprit ainsi:

      – J'étais sur la route de Pau, mais au cœur des montagnes, dans un endroit fort désert. Là, comme je me reposais en me cachant, par crainte des mauvaises gens que l'on rencontre en tous pays, je vis passer un homme qui voyageait avec sa femme.

      »La femme marchait un peu en avant; des bandits accoururent par derrière eux, tuèrent et volèrent ce voyageur, si vite, que sa femme ne le vit point, et, revenant pour l'appeler, le