un pauvre père de famille. Sa femme était là, et de la scène je l'entendais crier et gémir dans ma loge. Il faut être de fer pour résister à la vie de comédienne.
– Tu es de fer, en apparence, mais je ne connais pas d'entrailles plus humaines et plus compatissantes que les tiennes. Je me souviens qu'après la représentation, lorsqu'on emporta ce cadavre, tu t'approchas de lui et tu lui donnas un baiser au front, disant que cela aiderait son âme à entrer dans le repos. Les autres actrices, entraînées par ton exemple, en firent autant, et moi-même, pour te plaire, j'eus ce courage, bien que les hommes en aient moins en pareil cas que les femmes. Eh bien! cela était bizarre et ressemblait à une folie; mais les choses de cœur vont au cœur. Sa femme, à qui tu assurais une pension, fut encore plus sensible à ce baiser de toi, belle reine, donné au cadavre sanglant d'un affreux ouvrier… (car il était affreux!) qu'à tous tes bienfaits; elle embrassa tes genoux, elle sentit que tu venais d'illustrer son mari, et qu'il ne pouvait pas aller en enfer avec un baiser de toi sur le front.
Les yeux du fils aîné de la Floriani brillèrent comme des escarboucles pendant ce récit.
– Oui, oui, s'écria ce bel enfant, qui avait les traits purs et la physionomie intelligente de sa mère, j'étais là aussi, moi, et je n'ai rien oublié. Cela s'est passé comme tu le dis, Signor; et moi aussi, j'ai embrassé le pauvre Giananton!
– C'est bien, Célio, dit la Floriani en embrassant son fils, il ne faut pas trop se rappeler ces émotions-là; elles étaient bien fortes pour ton âge; mais il ne faut pas non plus les oublier. Dieu nous défend d'éviter le malheur et la souffrance des autres; il faut toujours être tout prêt à y courir, et ne jamais croire qu'il n'y ait rien à faire. Tu vois, quand ce ne serait que bénir les morts et consoler un peu ceux qui pleurent! C'est ta manière de voir, n'est-ce pas, Célio?
– Oui! dit l'enfant avec l'accent de franchise et de fermeté qu'il tenait de sa mère; et il l'embrassa si fort et de si grand cœur, qu'il laissa un instant, sur son cou rond et puissant, la marque de ses vigoureuses petites mains.
La Floriani ne fit pas attention à la rudesse de cette étreinte, et ne lui en sut pas mauvais gré. Elle continua de souper avec grand appétit; mais toujours occupée de ses enfants, tout en parlant avec animation à Salvator, elle veillait à ce qu'il mesurât avec sagesse les mets et le vin à chacun, suivant son âge et son tempérament.
C'était une nature active dans le calme, distraite pour elle-même et attentive et vigilante pour les autres; ardente dans ses affections, mais sans puérile inquiétude, toujours occupée de faire réfléchir ses enfants sans entraver leur gaieté, selon la portée de leur âge et la disposition de leur naturel; jouant avec eux, et, en ce point, extrêmement enfant elle-même, gaie par instinct et par habitude, et surprenante par un sérieux de jugement et une fermeté d'opinions qui n'empêchaient pas une tolérance maternelle, étendue encore au delà du cercle de la famille. Elle avait un esprit net, profond et enjoué. Elle disait des choses plaisantes d'un air tranquille, et faisait rire sans rire elle-même. Elle avait pour système d'entretenir la bonne humeur, et de prendre le côté plaisant des contrariétés, le côté acceptable des souffrances, le côté salutaire des malheurs. Sa manière d'être, sa vie entière, son être lui-même, étaient une éducation incessante pour les enfants, les amis, les serviteurs et les pauvres. Elle existait, elle pensait, elle respirait en quelque sorte pour le bien-être moral et physique d'autrui, et ne paraissait pas se souvenir, au milieu de ce travail, facile en apparence, qu'il y eût pour elle des regrets ou des désirs quelconques.
Cependant, aucune femme n'avait autant souffert, et Salvator le savait bien.
Vers la fin du souper, les petites filles se disposèrent à aller rejoindre leur petit frère, déjà endormi, dans la chambre de leur mère. Le beau Célio qui, en raison de ses douze ans, avait le privilége de ne se coucher qu'à dix heures, alla courir avec son chien sur la terrasse qui dominait la vue du lac.
Ce fut un beau spectacle que de voir la Floriani recevoir au dessert les dernières caresses de ses enfants, en même temps que ces superbes marmots se disaient bonsoir et s'embrassaient les uns les autres avec un cérémonial pétulant, et des accolades moitié tendresse, moitié combat. Avec son profil de camée antique, ses cheveux roulés sans art et sans coquetterie autour de sa tête puissante, sa robe lâche et sans luxe, sous laquelle on avait peine à deviner une statue d'impératrice romaine, sa pâleur calme, marbrée par les baisers violents de ses marmots, ses yeux fatigués, mais sereins, ses beaux bras, dont les muscles ronds et fermes se dessinaient gracieusement lorsqu'elle y enfermait toute sa couvée, elle devint tout à coup plus belle et plus vivante que Salvator ne l'avait encore vue. A peine les enfants furent-ils sortis, qu'oubliant le spectre de Karol qui passait avec agitation sur le fond de la muraille, il laissa déborder son cœur.
– Lucrezia! s'écria-t-il en couvrant de baisers ses bras fatigués par tant de jeux et d'étreintes maternelles, je ne sais pas où j'avais l'esprit, le cœur et les yeux, quand je me suis imaginé que tu avais vieilli et enlaidi. Jamais tu n'as été plus jeune, plus fraîche, plus suave, plus capable de rendre fou. Si tu veux que je le sois, tu n'as qu'un mot à dire, et peut-être que tu serais obligée d'en dire beaucoup pour m'en empêcher. Tiens, je t'ai toujours aimée d'amitié, d'amour, de respect, d'estime, d'admiration, de passion… et à présent…
– Et à présent, mon ami, tu te moques ou tu déraisonnes, dit la Floriani avec la tranquille modestie que donne l'habitude de régner. Ne parlons pas légèrement de choses sérieuses, je t'en prie.
– Mais rien n'est plus sérieux que ce que je dis… Voyons! dit-il en baissant un peu la voix par instinct plus que par véritable prudence, car le prince ne perdit pas un mot; dis-moi, à cette heure, es-tu libre?
– Pas le moins du monde, et moins que jamais! J'appartiens désormais tout entière à ma famille et à mes enfants. Ce sont là des chaînes plus sacrées que toutes les autres, et je ne les romprai plus.
– Bien! bien! qui voudrait te les faire rompre? Mais l'amour, dis? Est-il vrai que, depuis un an, tu y aies renoncé?
– C'est très-vrai.
– Quoi! pas d'amant? Le père de Célio et de Stella?
– Il est mort. C'était Memmo Ranieri.
– Ah! c'est vrai; mais celui de la petite?..
– De ma Béatrice? Il m'a quittée avant qu'elle fût née.
– Celui-là n'est donc pas le père du dernier?
– De Salvator? non.
– Ton dernier enfant s'appelle Salvator?
– En mémoire de toi, et par reconnaissance de ce que tu ne m'avais jamais fait la cour.
– Divine et méchante femme! Mais enfin, où est le père de mon filleul?
– Je l'ai quitté l'année dernière.
– Quitté! Toi, quitter la première?
– Oui, en vérité! j'étais lasse de l'amour. Je n'y avais trouvé que tourments et injustices. Il fallait, ou mourir de chagrin sous le joug, ou vivre pour mes enfants en leur sacrifiant un homme qui ne pouvait pas les aimer tous également. J'ai pris ce dernier parti. J'ai souffert, mais je ne m'en repens pas.
– Mais on m'avait dit que tu avais eu une liaison avec un de mes amis, un Français, un homme de quelque talent, un peintre…
– Saint-Gély? Nous nous sommes aimés huit jours.
– Votre aventure a fait du bruit.
– Peut-être! Il fut impertinent avec moi, je le priai de ne plus revenir dans ma maison.
– Est-ce lui le père de Salvator?
– Non, le père de Salvator est Vandoni, un pauvre comédien, le meilleur, le plus honnête peut-être de tous les hommes. Mais une jalousie puérile, misérable, le dévorait. Une jalousie rétroactive, le croirais-tu? Ne pouvant me soupçonner dans le présent, il m'accablait dans le passé. C'était facile: ma vie donne prise au rigorisme; aussi n'était-ce pas généreux. Je n'ai