berceau de tes ancêtres; si là, dans quelque roche inaccessible, végète encore la plante nourricière, aussi peu soupçonnée des statisticiens de la flore centrale, que tu l'étais toi-même de ceux de la faune entomologique il n'y a qu'un instant!
Je crains de trop m'éloigner de mon village. Mais il s'agit de description, et je ne peux pas tout à fait isoler le tableau de son cadre.
Qu'on prenne donc note de ceci, que mon village est situé dans une région aussi chaude que les rives de la Méditerranée, et qu'il pourrait devenir, si quelqu'un daignait découvrir son existence et faire l'étude attentive et scientifique de sa température, aussi achalandé de malades que Nice, Pise, Hyères ou la Spezzia.
Cela arrivera, je le parie, car tout se découvre et s'exploite au temps où nous vivons; on fera des routes dans les escaliers de rochers; deux lieues de chemin de fer pour embrancher mon village à Argenton: ce n'est qu'une plaisanterie quand on le voudra. Ce voyage sera plus économique de temps et d'argent que celui d'Italie. On bâtira des villas à la place des chaumières. Quelque ingénieux docteur, frappé de la beauté des dents indigènes, et informé des cas fréquents de longévité, découvrira, dans la qualité de ces eaux courantes qui jaillissent de toutes parts, et dans la pureté de cette atmosphère qui refuse la mousse aux arbres et le lierre aux rochers, des conditions essentielles de guérison pour les victimes des brouillards de Paris; et voilà un pays transformé en un clin d'oeil!
En attendant que la mode étende son sceptre sur ces agrestes solitudes, je me garde bien de nommer le village en question: je l'appelle sans façon mon village, comme on dit ma trouvaille ou mon rêve. Il me semble qu'il ne sera plus mien dès que j'aurai trahi son nom. Il le faudra pourtant, mais à la fin de mon récit, et quand je l'aurai fait aimer un peu, si j'en viens à bout.
Tant il y a qu'en y revenant, le long de la Creuse, à travers des éblouissements de paysages délicieux embrasés de soleil rouge et coupés de verdures splendides, je songeais en égoïste à cette découverte d'algira et de gordius. La présence de ces beaux petits frileux (gordius est tout en or chaud teinté de bronze florentin) me faisait faire ce raisonnement bien simple: la vigne gèle en Toscane au 1er mai. En avril, des humains gèlent, faute de feu, de bois et de cheminées, à Frascati et à Tivoli. La moindre chaumière de *** (mon village) est mieux chauffée que la plupart des palais d'Italie. Majorque (latitude de la Calabre) est l'endroit de la terre, à moi connu, où j'ai eu le plus froid et où j'ai vu les pluies les plus intarissables en hiver. Et, là, beaucoup moins de cheminées qu'en Italie! Les vitres aux fenêtres sont objets de luxe.
Pour fuir l'hiver, il est donc souvent fort inutile de faire beaucoup de chemin, de s'embarquer et de perdre quinze jours en déplacements et en déceptions, surtout quand on a sous la main des oasis où, avec très-peu de temps, de dépense et d'industrie, on pourrait, à tout instant, trouver un nid propre et tranquille, des promenades charmantes, se réchauffer et se refaire, se forcer soi-même à prendre un exercice vivifiant sans rompre avec ses habitudes de travail et ses devoirs de famille, enfin sans cesser de vivre à un certain point de vue prohibé en Italie et en Espagne; et notez bien qu'il n'est guère de localités civilisées en France qui n'aient leur petit Éden sauvage, leur Suisse en miniature, voire leur coin d'Italie et d'Espagne, aussi beau et mieux exposé que ne le sont les trois quarts de ces péninsules fameuses.
Pourtant ces heureux et riches accidents de terrain sont souvent déserts. Aucun voyageur ne daigne y porter ses pas; et ce sont, la plupart du temps, des Anglais qui les découvrent.
– J'y songeais aussi précisément, me dit Amyntas, à qui je communiquais ces réflexions en rentrant au village, et je me suis rappelé notre conversation dans le ravin de Marino. Depuis cette promenade autour de Frascati, nous avons vu ensemble de bien belles choses, plus grandes, plus bizarres que celles d'ici; je suis bien content de les avoir vues, mais je n'éprouve pas le besoin de les revoir; tandis que la facilité de venir ici me donne le plus grand désir d'y revenir souvent. On dit qu'il faut payer la jouissance des voyages par d'inévitables fatigues et de nombreuses contrariétés. Eh bien, s'il en est ainsi, si c'est une loi générale d'acheter cher le plaisir de l'admiration, ce pays-ci est vraiment trop beau pour être si près, si facile à aborder, si hospitalier et si rempli de bien-être.
C'était aussi l'avis de notre naturaliste. Il regrettait d'être forcé de partir le lendemain. Il n'avait jamais rencontré un pays si suave et si sympathique. Il rêvait d'y revenir avec nous l'année prochaine.
Nous rêvions, nous autres qui ne sommes pas forcés de vivre à Paris, de nous arranger un pied-à-terre au village. La maisonnette où nous avions dormi était à vendre pour ce prix modeste de cinq cents à mille francs dont on nous avait parlé. Amyntas la voulait pour lui. Moi, j'avais envie de la maisonnette renaissance.
Tout se passa en projets ce jour-là.
VI
Le lendemain, il faisait encore plus chaud. Nous devions ramener notre naturaliste chez nous afin de l'embarquer pour Paris, où ses affaires le rappelaient impérieusement. On s'arrachait au village à grand regret.
Nous fîmes encore deux lieues dans l'eau et les rochers, pour explorer le cours du torrent qui descend au bas du village et qui lui donne son nom.
C'est une toute petite gorge couverte de bois charmants et toute hérissée de rochers superbes. La marche est dure dans cette déchirure tourmentée en zigzags; mais, à chaque pas, il y a un tableau délicieux de fraîcheur et de sauvagerie.
Nous fîmes halte dans un joli moulin, où la meunière, aimable et avenante, avec un air de candeur qui ne gâtait rien, nous servit du lait et du beurre exquis, pendant que nous bercions son nouveau-né dans le plus joli berceau rustique qui se puisse imaginer, une vraie petite crèche en bois, suspendue par deux anneaux à un double pied. Le marmot est au ras de sa couche, mais protégé par des lanières de laine bleue artistement agencées pour le retenir sans le gêner pendant qu'on le balance à grande volée. Les berceaux, les armoires et les crédences sont encore, dans la demeure de beaucoup de ces paysans, des meubles très-anciens et très-remarquables.
Avant de quitter l'oasis que notre éminent historien M. Raynal appelle avec raison le Highland du Berry, nous donnâmes grande attention aux figures, soit dans le village, soit sur les chemins et dans les hameaux environnants.
La physionomie humaine est là aussi explicite que le climat et la végétation; elle respire une aménité particulière, avec une dignité tranquille. Le paysan n'a pas le salut banal de certaines autres localités du Berry. Mais, dès qu'il est prévenu, il répond avec une dignité douce. Il doit être fin, puisqu'il est paysan, mais il n'est pas sournois. Son tempérament est sec et sain, sa démarche plus d'aplomb et moins lourde que celle des gens de nos plaines.
Les enfants sont admirables, et presque toutes les jeunes filles jolies ou gracieuses. Parmi ces dernières, deux types très-distincts nous frappèrent: la blonde, fine, svelte, avec des yeux bleus d'une limpidité et d'une mélancolie particulières; la brune, plus forte, très-accentuée, d'un ton pâle et uni vraiment magnifique, avec des yeux espagnols bistrés en dessous et ombragés de longs cils, l'air sérieux, même en riant. Toutes, quand elles rient, brunes et blondes, montrent des dents extraordinairement jolies et finement plantées dans des gencives roses. Les laides ont encore la bouche belle et l'oeil pur, et ceci est propre aux deux sexes, bien que, comme dans d'autres portions du Berry, le masculin nous ait paru le moins bien partagé.
Du reste, là comme ailleurs, la beauté des paysannes passe vite dans les fatigues de la maternité jointes à celles du ménage. Dans nos plaines, elles devraient se conserver mieux, car elles n'ont pas de travail en dehors de la maison, si ce n'est de garder au soleil quelques chèvres et moutons en pays plat. Celles du haut pays de bas Berry nous ont paru beaucoup plus actives et plus fortes, portant de lourds fardeaux dans les rudes montées, ramenant hardiment leurs troupeaux à cheval dans les sentiers des plateaux, ou gravissant, à pied, comme des chèvres, les talus escarpés de la Creuse.
Le gros bétail nous a paru très-beau et abondant. Chez nous, le ménageot ne se permet que la chèvre et l'ouaille; au bord de la Creuse, toute famille a plusieurs vaches, plusieurs ânes et