eyle Stendhal
La vie de Rossini, tome I
La Vie de Rossini parut en France vers la fin de mai 1824, chez Auguste Boulant et Cie, libraires à Paris, rue du Battoir.
Cette même année, Beyle fit tirer un autre titre avec la mention: seconde édition, titre qui contenait du reste une faute d'impression, car on ne voyait qu'un s à Rossini. Un carton de quatre pages donnant une notice sur la vie et les ouvrages de Mozart avait en outre été glissé entre la préface et l'introduction de cette pseudo seconde édition.
Le livre, favorablement accueilli, suscita à ce point la curiosité du public qu'il amena l'épuisement de la première édition, en un volume, de Rome, Naples et Florence en 1817. Sa propre vente fut également fort honorable, mais il demeurait cependant des exemplaires de cet ouvrage chez les libraires, en 1834, puisque Beyle le faisait annoncer encore à cette date en même temps qu'il se préoccupait d'activer la vente de tous ses premiers livres. Nulle autre édition non plus n'en fut donnée avant celle des œuvres complètes chez Michel-Lévy, en 1854. Celle-ci, constamment réimprimée depuis lors, était seule dans le commerce jusqu'au jour où, dans la collection Champion, parut en 1923, grâce aux soins particulièrement heureux de M. Henry Prunières, l'édition critique en deux volumes que cette œuvre méritait.
Fidèle à mon plan, j'ai suivi dans la présente édition le texte original, tout en en corrigeant les fautes typographiques, les lapsus évidents, et souvent la ponctuation. A la suite de M. Prunières, et en me servant de ses recherches, j'ai rétabli fréquemment le texte correct des citations: on sait que Stendhal citait toujours de mémoire et de façon fort inexacte. Pour les erreurs de fait qu'il a parfois commises, je n'avais pas à les rectifier et à y substituer ma leçon: les dictionnaires sont là pour venir en aide aux lecteurs. Je me suis contenté d'indiquer en note les fautes trop marquantes. Ainsi aurai-je sans doute réussi à offrir un texte convenable non seulement aux dévôts, peut-être un peu clair-semés, de Rossini, mais aux fidèles de Stendhal moins soucieux du grand compositeur italien, que de l'âme mélomane que révèle à chaque page de ce recueil l'auteur de la Chartreuse.
Stendhal attribue volontiers son goût pour la musique à cette origine italienne qu'il voulût toujours et assez spécieusement se reconnaître: les Gagnon, ses ancêtres maternels, seraient descendus, d'après une tradition familiale, d'un Guadagni qui s'était autrefois réfugié à Avignon après avoir en Italie assassiné un homme. Mais, comme il se voit, ses dispositions héréditaires avaient sauté quelques générations, car le jeune Beyle était né, il en fait encore l'aveu, «dans une famille essentiellement inharmonique.» Si haut qu'il remonte dans ses souvenirs il ne trouve durant toute son enfance d'autres plaisirs musicaux que les cloches de la paroisse Saint-André, le bruit de la pompe de la place Grenette quand les servantes, le soir, puisaient l'eau avec une grande barre de fer, et aussi une flûte dont un commis marchand jouait sur cette même place, au quatrième étage d'une maison voisine.
En dehors de ces sensations un peu brutes, et, chronologiquement, après elles, l'ouïe du jeune Beyle n'est réellement enchantée que lorsqu'il entend le Traité Nul de Gaveau, qu'il devait juger plus tard «si sautillant, si filet de vinaigre, si français», mais dont il raffole toute une saison aux alentours de sa quinzième année. Encore est-il croyable que cet opéra lui plaît surtout parce que Mlle Cubly qui le chante, le rend du même coup amoureux de l'amour. C'est moins le spectacle que la femme qu'il chérit; il nous le laisse explicitement entendre quand il ajoute que pour lui tous les mauvais petits opéras du temps furent alors portés au sublime.
La vraie révélation de la musique lui reste encore à acquérir, du moins en soupçonne-t-il l'existence. Sa curiosité est avertie, il s'inquiète d'en savoir davantage. C'est environ l'époque où il obtient de sa famille de prendre un professeur de violon: un nommé Mention, fort pauvre avec le cœur d'un artiste. Mais un jour que son élève joue plus mal qu'à l'ordinaire, le maître refuse de lui continuer son enseignement. Henri Beyle se transporte alors chez un allemand du nom d'Hoffmann qui tente vainement de lui enseigner la clarinette. Puis il se remet quelque peu au violon avec un M. Holleville. Plus tard il revient une dernière fois à la clarinette quand en 1801, dragon en garnison à Bergame, il lui prend la fantaisie de demander des leçons au chef de musique du 91e de ligne. Mais il a le bon sens de reconnaître bientôt qu'il vaut mieux ne pas insister et il ne pousse pas cette dernière expérience au delà de quelques semaines.
Auparavant il étudia également la musique vocale à l'insu de ses parents chez un fort bon chanteur, prétend-il. Le résultat n'est pas meilleur, et il nous raconte tous ces insuccès avec modestie: «J'avais horreur tout le premier des sons que je produisais. J'achetais des airs italiens, un entre autres où je lisais Amore, ou je ne sais quoi, nell'cimento; je comprenais: dans le ciment, dans le mortier. J'adorais ces airs italiens auxquels je ne comprenais rien. J'avais commencé trop tard. Si quelque chose eût été capable de me dégoûter de la musique, c'eût été les sons exécrables qu'il faut produire pour l'apprendre.»
Son bagage musical est donc fort léger quand soudain à Ivrée, dans les derniers jours de mai 1800, venant à peine de pénétrer en Italie, il assiste au Matrimonio Segreto et en reçoit une empreinte ineffaçable. En une soirée, et pour la vie entière, Beyle comprend et sent la musique. Désormais il ne cessera d'en être passionné. Durant les dix-sept mois qu'il va séjourner en Lombardie, son plus doux passe-temps sera la Scala de Milan. Il garde de ces représentations un tel souvenir que le cœur lui bat avec une cruelle et délicieuse intensité quand, de retour à Paris, un mot dans une conversation ou une gravure sur un mur ravivent soudain le regret de ces belles heures.
En France cependant, il est plus occupé de tragédie et de comédie que d'opéra. Il ne sait néanmoins se désintéresser de la musique et dans une lettre du 6 octobre 1807, il mande à sa sœur Pauline: «La musique me console de bien des choses; un petit air de Cimarosa que je fredonne d'une voix fausse me délasse de deux heures de paperasserie.»
A cette même sœur, la confidente fidèle de sa bonne et de sa mauvaise fortune, il raconte encore ce service en l'honneur de Haydn auquel il assiste à Vienne, en 1809, sans penser assurément qu'il consacrerait un jour un livre à ce grand musicien:
«Haydn s'est éteint ici il y a un mois environ; c'était le fils d'un simple paysan, qui s'était élevé à l'immortelle création par une âme sensible et des études qui lui donnèrent le moyen de transmettre aux autres les sensations qu'il éprouvait. Huit jours après sa mort, tous les musiciens de la ville se réunirent à Schotten-Kirchen pour exécuter en son honneur le Requiem de Mozart. J'y étais, et en uniforme, au deuxième banc; le premier était rempli de la famille du grand homme: trois ou quatre pauvres petites femmes en noir et à figure mesquine. Le Requiem me parût trop bruyant et ne m'intéressa pas, mais je commence à comprendre Don Juan, qu'on donne en allemand, presque toutes les semaines, au théâtre de Wieden.»
L'Italie, que revoit Beyle en 1811, redevient tout naturellement pour lui la terre de la musique. Les impressions de sa dix-huitième année se réveillent dès qu'il repose le pied dans cette divine Scala que l'éloignement même avait parée de tant d'agréments. Il commence à avoir des idées musicales arrêtées; il a ouvert des livres d'histoire, il connaît la biographie des principaux compositeurs et se vante de n'ignorer pas davantage à quelle date exacte se place l'apogée de la musique. Cette assurance lui vient d'un ouvrage napolitain dont, il ne le dissimule point, il partage très volontiers les opinions. Il l'utilisera du reste par la suite pour écrire la quatorzième de ses Lettres sur Haydn.
Rentré en France, il s'oriente à nouveau vers la comédie, car il n'a point encore renoncé à devenir un autre Molière; mais il n'en fréquente pas moins assidûment les salles de musique. D'autant plus qu'il a pour maîtresse, depuis 1811 et durant trois années, la jeune chanteuse de musique italienne Angéline Béreyter. Il devient à cette époque un familier de l'opera-buffa où cette aimable personne tient de petits rôles. Chaque soir elle vient s'établir dans son lit et il lui fait chanter les airs qu'il aime de Cimarosa et de Mozart. Angéline a certainement eu «sa petite part dans les livres que Stendhal écrivit plus tard sur la musique» 1 . En ce temps, Beyle revient exprès de Saint-Cloud à Paris pour assister à un acte