Stendhal

La vie de Rossini, tome I


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et les filles, il possède une calèche, un cabriolet et deux chevaux. On le voit dans les restaurants à la mode parler haut avec un insupportable air de fat.

      En quelques mois, à la chute de Napoléon tout s'écroule, mais ce cataclysme nous vaut un écrivain. Henri Beyle ayant perdu ses places se trouve des loisirs. Pour ne plus songer aux ennuis de sa situation et parce qu'il pense se procurer ainsi les ressources qui lui font cruellement défaut, il imagine d'écrire un volume de biographie anecdotique.

       Comment il compose au juste ces Lettres sur Haydn suivies d'une vie de Mozart et de considérations sur Métastase qui virent le jour en 1814, jusqu'à quel point il démarque Carpani pour la première partie de son livre et différents autres auteurs pour la suite, nous l'avons vu ailleurs2. Le fait est qu'il vient de consacrer un livre entier à la musique; et bien que la fortune de ce livre ait été assez peu brillante, l'auteur n'en est pas moins classé dès lors, et bon gré mal gré, parmi les musicographes. Les rares personnes averties de son pseudonyme le tiennent pour tel et lui-même, quelque peu de penchant qu'il ait jamais eu à se prendre au sérieux, se doit justement reconnaître des idées personnelles sur le sujet. Il ne désire que les fortifier et les mûrir. Précisément il décide d'aller vivre en Italie où tout l'attire: l'amour, les arts et aussi le bon marché de la vie. Il y reprend cette douce existence d'amateur dont le seul souvenir lui arrache ce cri si véridique: «A force d'être heureux à la Scala (salle de Milan), j'étais devenu une espèce de connaisseur.»

      Il est certain que Stendhal a déjà entendu pas mal de musique en Italie, en France, en Autriche et en Allemagne. Il fréquente à Milan chez Elena Vigano qui connaissait tous les compositeurs à la mode et chez ces sœurs Mombelli, Esther et Annette, qu'il appelle les premières chanteuses de l'Italie. Il discute avec les dilettantes et les compositeurs de sa connaissance, ou du moins il écoute avec ravissement leurs propos. Rossini rencontre en sa présence le poète Monti et peut-être lui arrive-t-il de prendre part à leur conversation.

      Chassé des États autrichiens en 1821, Beyle se refait à Paris une vie analogue à celle qu'il menait à Milan. Il va fréquemment à l'Opéra, et il termine ses soirées chez Mme Pasta qui habite ainsi que lui-même l'hôtel des Lillois, au nº 63 de la rue de Richelieu. C'est dans cette chambre d'hôtel qu'il vient de mettre au point ses deux petits volumes sur l'Amour, et qu'il va maintenant consacrer son temps libre à la musique. Colomb, dans sa Notice a bien évoqué la genèse de l'œuvre future: «Mme Pasta, alors à l'apogée de son magnifique talent, occupait le premier étage de la même maison; elle y recevait tous les soirs, de onze à deux heures, une société d'élite; beaucoup d'Italiens faisaient partie de ces réunions, auxquelles Beyle manquait rarement. Là, soit par conviction, soit par courtoisie pour la maîtresse de la maison, personne n'aurait osé élever la voix en faveur de la musique française; on s'abstenait d'en parler. Vivant habituellement au milieu de cette atmosphère, regrettant profondément la société de Milan dont on l'avait prié de s'éloigner deux années auparavant, il n'est pas étonnant que Beyle, dans la Vie de Rossini, montre tant de dédain pour la musique française.»

      On parle beaucoup à cette époque de Rossini. Nul ne le connaît mieux que Stendhal, qui arrive d'Italie, a entendu presque tous ses opéras et s'est fait lentement sur lui une opinion complexe et mûrie. Avant 1814, il l'ignorait, ou presque. Il ne le mentionne que très hâtivement dans son étude sur Métastase. On peut dire qu'il le découvre en 1816 et qu'il ne commence à l'apprécier qu'un an ou deux après: «Je m'imagine que Paër et Spontini sont jaloux de Rossini. Vif, généreux, brillant, rapide, chevaleresque, aimant mieux peindre peu profond que s'appesantir; sa musique, comme sa personne, est faite pour faire raffoler Paris», écrit-il à Mareste, de Milan, le 26 août 1818.

      Ce qui ne l'empêche aucunement de critiquer ferme dans le même temps quelques œuvres du maestro, en particulier Dorliska. Il n'a garde d'oublier non plus tout ce que Rossini doit à Cimarosa: «Rossini a fait cinq opéras qu'il copie toujours; la Gazza est une tentative pour sortir du cercle; je verrai. Quant au Barbier, faites bouillir quatre opéras de Cimarosa et deux de Paisiello, avec une symphonie de Beethoven; mettez le tout en mesures vives, par des croches, beaucoup de triples croches, et vous avez le Barbier, qui n'est pas digne de dénouer les cordons de Sigillara, de Tancrède, et de l'Italiana in Algeri.» Ce n'était pas là le jugement d'un partisan bien fanatique. D'autant plus que Beyle, dès 1820, estime que Rossini ne fait plus que se répéter. C'est que la faconde de cet homme d'esprit qu'il vit souvent à Milan de 1819 à 1821 lui paraît, à la longue, grossière. Mais quand à la fin de 1821 il constate quelles médiocrités tiennent en France l'affiche du théâtre italien, il oublie un peu ses sévérités; la musique de Rossini comparée à ce qui fait d'ordinaire les délices de Paris lui semble au moins vivante, empreinte d'énergie rustique, féconde, agréable, légère. Et il n'est pas jusqu'à la couleur de Crébillon fils répandue sur le tout qui n'achève de le séduire.

      Déjà collaborateur de quelques revues anglaises, car nous sommes à l'époque où pour vivre, Beyle a besoin d'augmenter ses très modiques ressources, il donne sur Rossini, en janvier 1822, à The Paris Monthly Review, un article qui paraît en anglais, sous le pseudonyme d'Alceste. L'article est bientôt démarqué par The Blackwood's Edinburg Magazine, dans son numéro d'octobre. Ce démarquage est reproduit textuellement à son tour dans le numéro de novembre de The Galignani's Monthly Review. Puis une feuille de Milan en publie une traduction italienne qui est ensuite insérée dans un volume paru dans cette même ville en 1824, sous ce titre: Rossini e la sua musica.

      On voit par ce simple exposé combien Rossini piquait alors la curiosité et combien le plagiat était courant à cette époque, Stendhal fut trop souvent le bénéficiaire de ces mœurs littéraires pour que nous ne signalions pas hautement qu'il lui arriva d'en être aussi la victime.

       Toujours est-il qu'en Italie l'article était en général considéré comme un pamphlet et la signora Gertrude Giorgi Righetti, ancienne cantatrice retirée de la scène et qui vivait à Bologne, publia en réponse une brochure de 62 pages qui s'élevait violemment non seulement contre l'article de Stendhal, mais contre tous ceux qui avaient mal parlé de Rossini ou qui, par omission, avaient paru nier son propre talent de comédienne 3.

      Devant le succès de son étude du Paris Monthly Review, Stendhal propose à l'éditeur Murray qui avait précédemment publié la traduction des Vies de Haydn, Mozart et Métastase, de lui donner une sorte d'histoire de la musique au commencement du XIXe siècle, où il développerait les idées exprimées dans son premier article sur Rossini. Les pourparlers n'aboutissent pas. Beyle n'en travaille pas moins à l'ouvrage projeté, mais il voit qu'il est plus opportun de s'attacher au seul Rossini. Son manuscrit, terminé au printemps 1823, est aussitôt envoyé à Londres où le livre est mis en vente, l'année suivante, en janvier, chez l'éditeur Hookham sous le titre de: Memoirs of Rossini by the author of the Life of Haydn and Mozart. Mais avec un sans-gêne assez curieux le traducteur y prévient le lecteur qu'il a assez mutilé le manuscrit anonyme qui lui a été remis, notamment en ce qui touche la religion, la politique et les mœurs italiennes. De son côté, pendant que le livre est traduit et imprimé en Angleterre, Stendhal retravaille son ouvrage, le corrige, le complète et le gonfle en ajoutant des notes et des chapitres nouveaux. Il lui ajoute une préface qu'il date de Montmorency le 30 septembre 1823, et, en avril 1824, donne à Paris le bon à tirer de l'édition française profondément différente de l'édition anglaise et beaucoup plus longue. Cette Vie de Rossini n'est pas à proprement parler une biographie; d'autant plus qu'elle est incomplète et, s'arrêtant à 1819, ignore les œuvres plus fortes de la seconde manière du compositeur. C'est en outre un ouvrage écrit à bâtons rompus, pleins de digressions, de redites et d'un désordre charmant. Il trahit la hâte et l'improvisation, mais il fourmille toutefois d'analyses curieuses et d'idées originales. L'auteur avait bien tort de dire avec son habituelle modestie: «J'espère bien que si notre brochure existe encore en 1840, on ne manquera pas de la jeter au feu.» Grand Dieu! que c'eût été dommage! d'autant plus que de l'avis de l'homme le plus