Spencer Herbert

Les bases de la morale évolutionniste


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en raisonnant ainsi, l'affirmation qu'ils acceptent implicitement? A savoir qu'il est indispensable de déduire les règles relatives à la conduite des conditions nécessaires au complet développement de la vie dans l'état social. Ils déclarent donc, sans s'en douter, que l'autorité de la loi est dérivée et non primitive.

      Un partisan de cette doctrine dira peut-être qu'il faut distinguer un certain nombre d'obligations morales comme autant de règles cardinales ayant une base plus profonde que la législation, et que celle-ci ne crée pas, mais se borne à confirmer. Si, après un tel aveu, il continuait à réclamer, pour de moindres droits seulement et de moindres devoirs, une origine législative, nous devrions en conclure que certaines manières d'agir tendent, d'après la nature des choses, à produire certains genres d'effets, mais qu'en même temps certaines autres manières d'agir ne tendent pas, d'après la nature des choses, à produire certains genres d'effets. Les premières auraient naturellement de bonnes ou de mauvaises conséquences; mais on pourrait le nier des secondes. Il faut accepter cette distinction, pour avoir le droit de prétendre que les actes de la dernière classe doivent à la loi leur caractère moral; en effet, si ces actes ont quelque tendance intrinsèque à produire des effets fâcheux ou avantageux, c'est cette tendance qui les fait commander ou interdire par la loi. Dire que c'est ce commandement ou cette interdiction qui les rend bons ou mauvais, c'est déclarer qu'ils n'ont en eux-mêmes aucune tendance à produire des effets avantageux ou funestes.

      Ici encore, nous sommes donc en face d'une doctrine où la conscience de la causation fait défaut. Une conscience parfaite de la causation oblige à croire que dans la société, tous les actes, du plus sérieux au plus simple, produisent des conséquences qui, en dehors de l'action légale, contribuent à différents degrés au bien-être ou au malaise général. Si les meurtres causent un dommage à la société, que la loi d'ailleurs les défende ou non; si l'appropriation violente de ce qu'un autre a gagné est une source de maux privés et publics, qu'elle soit du reste contraire ou non aux édits d'un maître; si la violation d'un contrat, si la fraude et la falsification sont des maux pour une communauté en proportion de leur fréquence, lors même qu'elles ne seraient pas frappées de prohibitions légales, n'est-il pas manifeste qu'il en est de même pour tous les détails de la conduite humaine? N'est-il pas vrai que, si la législation prescrit certains actes qui ont naturellement de bons effets et en défend d'autres qui ont naturellement des effets funestes, ces actes ne tiennent pas de la législation leurs caractères, mais que la législation emprunte au contraire son autorité aux effets naturels de ces actes? Ne pas le reconnaître, c'est nier la causation naturelle.

      20. Il n'en est pas autrement des purs intuitionnistes qui déclarent les perceptions morales innées dans l'intelligence primitive. D'après eux, c'est Dieu qui a doué les hommes de facultés morales, et ils refusent d'admettre qu'elles résultent de modifications héréditaires produites par des expériences accumulées.

      Affirmer que l'homme reconnaît certaines choses comme moralement bonnes, d'autres comme moralement mauvaises, en vertu d'une conscience qui lui vient d'en haut, et par suite affirmer implicitement qu'il ne pourrait discerner autrement le bien du mal, c'est nier tacitement toute relation naturelle entre les actes et leurs résultats. En effet, s'il y a des relations de ce genre, on peut les découvrir, par induction ou par déduction, ou des deux manières à la fois. S'il était admis que, grâce à ces relations naturelles, le bonheur est produit par un genre de conduite qui doit être approuvé pour cette raison, tandis que le malheur est produit par un autre genre de conduite qui doit être pour cette raison condamné, on admettrait en même temps que la bonté ou la culpabilité des actions peut être déterminée, et doit être finalement déterminée, par le caractère des effets bons ou mauvais qui en découlent: ce qui est contraire à l'hypothèse.

      On pourrait répondre, il est vrai, que cette école ignore de parti pris les résultats; elle enseigne que les actes reconnus bons par l'intuition morale doivent être accomplis sans s'inquiéter de leurs conséquences. Mais il est facile de voir qu'il s'agit seulement des conséquences particulières et non des conséquences générales. Par exemple, lorsqu'on dit qu'un objet perdu doit être restitué par celui qui l'a trouvé sans considérer le mal qui en résulte pour lui, – en faisant cette restitution, il s'enlève peut-être le moyen de ne pas périr de faim, – on entend que, dans l'observation du principe, il ne faut pas considérer les conséquences immédiates et spéciales; on ne parle pas des conséquences générales et éloignées. Cette théorie, tout en s'interdisant de reconnaître ouvertement une causation, la reconnaît donc sans l'avouer.

      De là un trait sur lequel j'attire l'attention du lecteur. L'idée d'une causation naturelle est si imparfaitement développée que nous avons seulement une conscience indistincte de ce fait que les relations de causes et d'effets gouvernent l'ensemble de la conduite humaine, et que toutes les règles morales dérivent d'elles en définitive, bien que beaucoup de ces règles puissent être immédiatement dérivées d'intuitions morales.

      21. Chose étrange, l'école utilitaire, qui, à première vue, paraît se distinguer des autres par la croyance à la causation naturelle, est elle-même, sinon aussi loin, du moins très loin encore de la reconnaître complètement.

      Suivant sa théorie, la conduite doit être estimée d'après les résultats observés. Lorsque, dans des cas assez nombreux, on a constaté que telle manière d'agir produisait le bien, tandis que telle autre produisait le mal, on doit respectivement juger bonne ou mauvaise l'une et l'autre de ces deux manières d'agir. Eh bien, si l'affirmation de cette vérité, que les règles morales ont pour origine des causes naturelles, paraît contenue dans cette théorie, cette affirmation n'est encore que partielle. Ce qu'on y trouve en effet, c'est que nous avons à établir par induction que tels dommages ou tels avantages suivent tels ou tels actes et à induire que de pareilles relations subsisteront dans l'avenir. Mais accepter ces généralisations et les conclusions qu'on en tire, cela n'équivaut pas à la reconnaissance de la causation dans toute la force du terme. Tant que l'on se contente de reconnaître quelque relation entre une cause et un effet dans la conduite, au lieu de reconnaître la relation, on n'a pas encore donné à la connaissance sa forme définitivement scientifique. Jusqu'à présent, les utilitaires ne tiennent pas compte de cette distinction, même lorsqu'elle leur est signalée; ils ne comprennent pas que l'utilitarisme empirique est seulement une forme de transition qu'il faut dépasser pour arriver à l'utilitarisme rationnel.

      Dans une lettre adressée, il y a seize ans environ, à M. Mill, et où je repoussais le nom d'anti-utilitaire qu'il m'avait appliqué (cette lettre a été publiée depuis dans le livre de M. Bain mental and moral Science), j'ai essayé d'éclaircir la différence que je viens de signaler. Voici quelques passages de cette lettre:

      L'idée que je défends c'est que la morale proprement dite-la science de la conduite droite-a pour objet de déterminer comment et pourquoi certains modes de conduite sont nuisibles, certains autres avantageux. Ces résultats bons et mauvais ne peuvent être accidentels, ils doivent être des conséquences nécessaires de la constitution des choses. A mon avis, l'objet de la science morale doit être de déduire des lois de la vie et des conditions de l'existence quelles sortes d'actions tendent nécessairement à produire le bonheur, quelles autres à produire le malheur. Cela fait, ces déductions doivent être reconnues comme les lois de la conduite; elles doivent être obéies indépendamment de toute considération directe et immédiate de bonheur ou de misère.

      Un exemple fera peut-être mieux comprendre ce que je veux dire. Dans les premiers temps, l'astronomie planétaire ne possédait que des observations accumulées relativement aux positions et aux mouvements du soleil et des planètes; de loin en loin ces observations permettaient de prédire, approximativement, que certains corps célestes occuperaient certaines positions à telles époques. La science moderne de l'astronomie planétaire consiste en déductions de la loi de la gravitation, déductions qui font connaître, pourquoi les corps célestes occupent nécessairement certaines places à certaines époques. Le rapport qui existe entre l'ancienne astronomie et l'astronomie moderne est analogue à celui qui existe aussi, selon moi, entre la morale de l'utile et la science morale proprement dite. L'objection que je fais à l'utilitarisme courant, c'est qu'il ne reconnaît pas la forme développée de la morale: