nouvelles qu'elle en reçoit, sa tristesse quand elle le croit infidèle, sa joie aux moindres apparences de retour, remplissent le reste de ce triste ouvrage, auquel on a donné, dans quelques éditions, le titre d'Élégie, et qui souvent est moins un récit qu'une complainte.
Le Corbaccio, ou Laberento d'Amore, est une invective amère contre une veuve dont Boccace était devenu subitement amoureux à Florence, à l'âge de plus de quarante ans. Elle s'était moquée de son amour, de ses soins, d'une lettre qu'il avait eu l'imprudence de lui écrire; enfin elle l'avait rendu pendant quelques jours la fable de la ville. Dans son dépit, il écrivit cette invective. Il y attaque non seulement celle qui l'avait blessé, mais tout son sexe, dont il avait été si souvent le défenseur. Il imagine se voir transporté en songe dans un palais délicieux à l'entrée, mais dont l'aspect change bientôt, et qui devient un labyrinthe obscur, embarrassé de ronces et d'épines. Il voit paraître un spectre qu'il reconnaît pour l'ombre du mari de cette femme. Ce spectre le plaint de s'être engagé dans des routes dangereuses qui le conduiront à sa perte; pour l'aider à en sortir, il lui dit un mal affreux des femmes en général, et particulièrement de celle qui avait été la sienne. Il entre à son sujet, en mari qui sait tout et ne déguise rien, dans des détails qui ne sont pas plus galants que décents, et pas moins contraires au bon goût qu'aux bonnes mœurs. Le charme est rompu, le palais s'évanouit, le songe disparaît, et Boccace se trouve à son réveil guéri d'une passion insensée. Cet ouvrage, qu'il fit dans un âge mûr 64, est beaucoup mieux écrit que les précédents; quelques critiques en ont fait un cas particulier 65: les éditions en sont très-nombreuses, et il a été traduit en français plusieurs fois; il est pourtant difficile d'y reconnaître un mérite qui fasse pardonner, ou même supporter les saletés et les obscénités grossières qu'on y trouve dans l'horrible portrait de la veuve. On ne peut concevoir comment une plume spirituelle et délicate a pu s'y prêter, ni comment, dans un siècle où les femmes étaient respectées, cet ouvrage a trouvé des lecteurs.
L'Ameto, ou l'Admète, est d'un genre tout-à-fait différent. Il a, comme la Théséide, le mérite d'être le premier essai d'une invention nouvelle. C'est une pastorale mêlée de prose et de vers, genre qu'ont imité depuis Sannazar dans son Arcadie, le Bembo dans son Asolani, Menzini dans son Académie tusculane, etc. La scène est dans l'ancienne Étrurie. Sept jeunes nymphes racontent leurs amours. Chacune ajoute à son récit une espèce d'églogue chantée; et l'on trouve encore dans ces morceaux le premier modèle des églogues italiennes. Admète, jeune chasseur, préside cette assemblée charmante; quelques chasseurs ou autres bergers y sont admis, et leurs chants et les siens se mêlent à ceux des nymphes. Parmi ces nymphes, qui font toutes, par leur beauté, de vives impressions sur le cœur d'Admète, il en est une nommé Lia, dont il est éperduement épris. On croit, avec assez de fondement, que tout cela est allégorique, que sous les noms de ces chasseurs et de ces nymphes, sont cachés des personnages réels; et Sansovino a même expliqué, dans une lettre en tête de quelques éditions 66, l'intention de l'auteur, le sujet de l'ouvrage et le véritable nom des personnes; mais ces révélations ne seraient pas d'un grand intérêt pour nous, si ce n'est peut-être ce qui regarde Fiammetta. Elle se retrouve encore ici. Elle raconte ses amours avec son cher Caléon, nom sous lequel nous avons déjà vu que Boccace s'était désigné lui-même. Ce récit ne ressemble point aux autres. Caléon est heureux; mais il le devient d'une autre manière. Ce serait un beau sujet de dissertation que de vouloir concilier ces versions contradictoires. Si Boccace était un ancien, je ne doute point qu'il n'y eût déjà bien des volumes écrits sur ce point d'érudition, qui resterait, comme il arrive à beaucoup d'autres, tout aussi obscur qu'auparavant.
L'Urbano est le plus court des romans de l'auteur. L'empereur Frédéric Barberousse a, sans se faire connaître, un enfant d'une jeune villageoise. Urbain, qui est cet enfant, est élevé par un aubergiste et passe pour son fils. Cependant, par un enchaînement d'aventures, il obtient en mariage la fille du soudan de Babylone. Il éprouve ensuite de grands malheurs, revient en Italie et arrive à Rome, où l'empereur le reconnaît pour son fils. Quelques auteurs ont douté que ce petit roman fût de Boccace. Le titre, ou l'argument contient en effet une erreur qu'il ne peut avoir commise. C'est, comme on sait, Frédéric Ier qui eut le surnom de Barberousse, et c'est ici Frédéric III. Mais les critiques qui ont fait cette observation, et entr'autres le comte Mazzuchelli 67, auraient dû voir que cette faute n'a pu être faite que par les copistes, et qu'ainsi elle ne prouve rien. Boccace ne pouvait, ni dans un argument, ni ailleurs, parler de Frédéric III, qui ne régna que cent ans après sa mort.
L'habitude d'écrire des romans fit qu'en composant la vie du Dante, qui avait été son premier maître, et l'objet constant de son admiration, Boccace en fit plutôt un roman qu'une histoire. Il passe fort légèrement sur ses actions, ses infortunes et ses ouvrages, et parle fort au long de ses amours. Il traite ce sujet comme s'il était encore question de Florio, de Troïle ou de Fiammetta. On ne lit cependant pas sans plaisir cette vie, intitulée: Origine, vita, e costumi di Dante Alighieri; il ne peut être sans intérêt de voir ce que l'un de ces deux grands hommes a dit de l'autre; on n'y accorde, il est vrai, que peu de confiance, et l'historien, quoique contemporain de son héros, est presque sans autorité. Mais, comme l'observe fort bien M. Baldelli, un ouvrage où on lit l'éloquente apostrophe aux Florentins sur leur ingratitude envers la mémoire d'un grand homme, où se trouvent, parmi quelques aventures romanesques, tant de faits réels et d'anecdotes importantes, où enfin le Dante est loué avec tant d'éloquence par un si illustre contemporain, est un ornement précieux de la littérature italienne, et n'honore pas moins l'auteur de ces éloges que celui qui les reçoit 68.
Les leçons que Boccace donna dans ses dernières années sur le poëme du Dante, sont restées long-temps inédites. Elles ne furent imprimées que dans le siècle dernier 69, sous le titre de Commentaire. Elles remplissent deux forts volumes, et ne s'étendent cependant que jusqu'au dix-septième chant de l'Enfer. Le même M. Baldelli 70 fait un grand éloge de ce Commentaire, premier modèle qui existe en italien de la prose didactique. «Le commentateur, dit-il, explique avec élégance de style, gravité de pensées, et saine critique, le texte savant et rempli d'art, les nombreuses histoires et les allégories sublimes cachées sous le voile poétique. Il s'élève quelquefois à la haute éloquence, pour reprocher aux Florentins leurs vices ou leurs défauts; et cette libre franchise honore infiniment son caractère, quand on pense qu'il parlait ainsi publiquement, sous un gouvernement démocratique. Quelquefois il sait se rendre agréable, et s'insinuer dans les esprits, en louant les vertus et en exhortant ses concitoyens à se guérir de cette passion pour l'or, qui a tant de pouvoir dans une ville commerçante, et à s'élever jusqu'à l'amour de la renommée et de l'immortalité. Il se montre, dans ce Commentaire, grammairien profond, savant dans les langues anciennes, habile à enrichir, par les emprunts qu'il leur fait, sa propre langue; il y déploie beaucoup d'érudition historique, mythologique, géographique, et une connaissance très-étendue des livres saints, des Pères et des antiquités profanes et sacrées 71.»
Sous prétexte d'expliquer Dante, on voit que le commentateur dit tout ce qu'il sait, et souvent ce qu'il importe peu de savoir. Mais de toutes ces explications qui furent sans doute alors très-admirées, parce que tel était l'esprit du temps, il en est peu qui puissent servir aujourd'hui pour la simple intelligence du texte; et il faut quelque patience pour les chercher dans ces deux gros volumes, où elles sont comme ensevelies.
CHAPITRE XVI
Nous parcourons depuis long-temps les productions de l'un des hommes qui ont dans la littérature moderne la réputation la plus grande et la plus universellement répandu. Nous avons vu en lui un savant littérateur, un érudit, autant qu'on pouvait l'être de son temps; un poëte qui cherchait des routes nouvelles, qui tâchait de