avec moi?» il l'eût aimée et bénie; mais elle défendait son cœur de toute faiblesse, elle avait les yeux secs et la parole froide. Hermann sentait bien qu'il n'avait encore aimé qu'une ombre, et, se faisant violence, il lui dit adieu. Quand elle eut disparu, il s'assit et pleura. Zilla, en se retournant, le vit et fut prête à le rappeler; mais ne fallait-il pas qu'elle l'oubliât, puisqu'elle ne pouvait le rendre heureux?
LIVRE DEUXIÈME
Pourtant, lorsque Zilla rentra dans la vallée, il lui sembla que tout était changé. L'air lui semblait moins pur, les fleurs moins belles, les nuages moins brillants. Elle s'étonna de ne pas trouver l'oubli et fit beaucoup d'incantations pour l'évoquer. L'oubli ne vint pas, et la fée fit des réflexions qu'elle n'avait jamais faites. Elle cacha à ses sœurs et à la reine le déplaisir qu'elle avait; mais elle eut beau chanter aux étoiles et danser dans la rosée, elle ne retrouva pas la joie de vivre.
Des semaines et des mois se passèrent sans que son ennui fût diminué. D'abord elle avait cru qu'Hermann reviendrait; mais il ne revint pas, et elle en conçut de l'inquiétude. La reine lui dit: «Que t'importe ce qu'il est devenu? Il est peut-être mort, et tu dois désirer qu'il le soit. La mort efface le souvenir.» Zilla sentit que le mot de mort tombait sur elle comme une souffrance. Elle s'en étonna et dit à la reine: «Pourquoi ne savons-nous pas où vont les âmes après la mort?
– Zilla, répondit la reine, ne songe point à cela, nous ne le saurons jamais; les hommes ne nous l'apprendront pas. Ils ne le savent que quand ils ont quitté la vie, et nous, qui ne la quittons pas, nous ne pouvons ni deviner où ils vont, ni espérer jamais les rejoindre. – Ce monde-ci, reprit Zilla, doit-il donc durer toujours, et sommes-nous condamnées à ne jamais voir ni posséder autre chose? – Telle est la loi que nous avons acceptée, ma sœur. Nous durerons ce que durera la terre, et si elle doit périr, nous périrons avec elle.
– O reine! les hommes doivent-ils donc lui survivre? – Leurs âmes ne périront jamais. – Alors c'est eux les vrais immortels, et nous sommes des éphémères dans l'abîme de l'éternité. – Tu l'as dit, Zilla. Nous savions cela quand nous avons bu la coupe, l'as-tu donc oublié? – J'étais jeune alors, et la gloire de vaincre la mort m'a enivrée. Depuis j'ai fait comme les autres. Le mot d'avenir ne m'a plus offert aucun sens; le présent m'a semblé être l'éternité.
– D'où te vient donc aujourd'hui, dit la reine, l'inquiétude que tu me confies et la curiosité qui te trouble? – Je ne le sais pas, répondit Zilla. Si je pouvais connaître la douleur, je te dirais qu'elle est entrée en moi.» Zilla n'eut pas plutôt prononcé cette parole que des larmes mouillèrent ses yeux purs, et la reine la regarda avec une profonde surprise; puis elle lui dit: «J'avais prévu que tu te repentirais d'avoir abandonné l'enfant; mais ton chagrin dépasse mon attente. Il faut qu'il soit arrivé malheur à Hermann, et ce malheur retombe sur toi.
– Reine, dit la jeune fée, je veux savoir ce qu'Hermann est devenu.» Elles firent un charme. Zilla, enivrée par les parfums du trépied magique, pencha sa belle tête comme un lis qui va mourir et la vision se déploya devant elle. Elle vit Hermann au fond d'une prison. Il avait été vite dépouillé, par les menteurs et les traîtres, de l'argent qu'il possédait. Ayant faim, il avait volé quelques fruits, et il comparaissait devant un juge qui ne pouvait lui faire comprendre que, quand on n'a pas de quoi manger, il faut travailler ou mourir.
A cette vision une autre succéda. Hermann, n'ayant pas compris la justice humaine, comparaissait de nouveau devant le juge, qui le condamnait à être battu de verges et à sortir de la résidence ducale. Le jeune homme indigné déclarait alors qu'il était le fils du feu duc, l'aîné du prince régnant, le légitime héritier de la couronne échue à son frère. Zilla le crut sauvé. – Justice lui sera rendue, pensa-t-elle. Il va être prince, et, comme nous l'avons rendu savant et juste, son peuple le respectera et le chérira.
Mais une autre vision lui montra Hermann accusé d'imposture et de projets séditieux, et condamné à mort. Alors la fée s'éveilla en entendant retentir au loin cette parole: C'est pour demain! Quelque bonne magicienne qu'elle fût, elle n'avait pas le don de transporter son corps aussi vite que son esprit. Si les fées peuvent franchir de grandes distances, c'est parce qu'elles ne connaissent pas la fatigue; mais à toutes choses il faut le temps, et Zilla comprit pour la première fois le prix du temps.
«Donne-moi des ailes!» dit-elle à la reine; mais la reine n'avait point inventé cela. «Fais-moi conduire par un nuage rapide»; mais ni les hommes ni les fées n'avaient découvert cela. «Fais-moi porter par le vent à travers l'espace. – Tu me demandes l'impossible, dit la reine. Pars vite et ne compte que sur toi-même.» Zilla partit, elle se lança dans le torrent, elle fut portée comme par la foudre; mais, arrivée à la plaine, elle se trouva dans une eau endormie, et préféra courir.
Elle était légère autant que fée peut l'être, mais elle n'avait jamais eu besoin de se presser, et, l'énergie humaine n'agissant point en elle pour lui donner la fièvre, elle vit que les piétons qui se rendaient à la ville pour voir pendre l'imposteur Hermann allaient plus vite qu'elle. Humiliée de se voir devancer par de lourds paysans, elle avisa un cavalier bien monté et sauta en croupe derrière lui. Il la trouva belle et sourit; mais tout aussitôt il ne la vit plus et crut qu'il avait rêvé.
Cependant le cheval la sentait, car elle l'excitait à courir, et l'animal effrayé se cabra si follement qu'il renversa son maître. Elle lui enfonça son talon brûlant dans la croupe, et il fournit une course désespérée au bout de laquelle, ayant dépassé ses forces, il tomba mort aux portes de la ville. Zilla prit le manteau du cavalier, qui était resté accroché à la selle, et elle se glissa dans la foule qui se ruait vers l'échafaud.
Le peuple était furieux et hurlait des imprécations parce qu'on venait de lui apprendre que l'imposteur Hermann avait réussi à s'évader. Il voulait qu'on pendît à sa place le geôlier, le gouverneur de la prison et le bourreau lui-même, qui ne lui donnait pas le spectacle attendu. Le grand chef de la police parut sur un balcon et apaisa cette foule en lui disant: «On n'a pu encore rattraper l'imposteur Hermann, mais on va vous donner le spectacle quand même.»
Et des hérauts crièrent aux quatre coins de la place: «Vous allez voir pendre sans jugement le scélérat qui a fait fuir le condamné.» La foule battit des mains, et le bourreau apprêta sa corde. On amena la victime, et la fée vit quelque chose d'extraordinaire: Celui qui avait sauvé Hermann n'était autre que maître Bonus, qui s'avançait résigné en remettant son âme à Dieu. «C'en est fait, dit-il à la fée, qui s'approcha de lui; j'ai mal veillé jadis sur le prince, et on m'a condamné au feu. Je le sauve aujourd'hui, et voici la corde. J'accomplis ma destinée.»
Maître Bonus, après le départ de son élève, s'était ennuyé dans le royaume des fées. Il avait eu honte de sa couardise; il s'était dit aussi que le prince Hermann, étant le légitime héritier de la couronne, le sauverait du bûcher. Profitant de ce que les fées l'avaient oublié dans son désert, il était parti depuis huit jours déjà, et il avait pu pénétrer dans la ville sans être reconnu sous ses habits de femme. Là, apprenant que le prince était en prison, il avait été trouver le prince régnant.
Il lui avait juré qu'Hermann était son frère, et le prince régnant lui avait permis d'essayer de le faire évader, à la condition qu'ils retourneraient tous deux chez les fées et ne troubleraient plus la paix de ses États. Maître Bonus avait sauvé Hermann en lui donnant sa robe et son chaperon. Il était resté en prison à sa place, comptant qu'il serait respecté en montrant le sauf-conduit du prince régnant; mais, dans sa précipitation à changer d'habit, il avait laissé le sauf-conduit dans la poche de sa robe.
Et, sans le savoir, Hermann s'en allait avec ce papier, tandis qu'on allait pendre maître Bonus. Zilla résolut de sauver le vieillard, et, faisant claquer ses doigts, elle foudroya le bourreau, qui tomba comme ivre et ne put être réveillé