dans cette terre), elle avait contracté là cette habitude de se servir d'expressions communes, habitude très à la mode sous la régence, et qui s'était perpétuée chez quelques personnes à la cour jusqu'à la fin du règne de Louis XV.
L'on ne doit pas s'étonner de rencontrer çà et là dans mon récit les traces d'un langage qui, de nos jours, semblerait très-choquant. Je n'ai voulu rien altérer de ce qui pouvait rendre plus vraie la physionomie de mademoiselle de Maran.
Louis XVIII, qui aimait la cruauté dans l'épigramme et la crudité dans la plaisanterie, se plaisait assez à l'entretien de ma tante et disait: «On est avec elle plus à son aise qu'avec un homme et moins gêné qu'avec une femme.»
En 1812, le marquis de Maran, mon père, avait environ quarante ans. Plusieurs fois il avait voulu se marier; mais sa sœur, qui craignait de perdre l'empire qu'elle possédait sur lui, avait rompu ses différents projets de mariage, soit par des calomnies adroitement répandues sur les jeunes filles qu'on proposait à M. de Maran, soit en lui prêtant à lui-même un caractère à la fois si violent et si dissimulé, que bien des pères ne voulaient plus entendre parler d'une union avec un pareil gendre.
M. de Maran vit ma mère; elle était si belle, d'un naturel si charmant, d'un esprit si enchanteur, qu'il en devint passionnément épris, épris à ce point, qu'il annonça en même temps à sa sœur et son amour et sa résolution de se marier.
Fille d'un émigré, le baron d'Arbois, ancien lieutenant général des armées du roi, ma mère était pauvre et merveilleusement belle.
Avare et difforme, mademoiselle de Maran méprisait la pauvreté et abhorrait la beauté. Elle mit tout en œuvre, prières, menaces, larmes, railleries, perfidies, pour détourner mon père de sa détermination. Il fut inflexible; il épousa ma mère.
On comprend la rage, la haine de ma tante contre elle. Pour la première fois de sa vie, mon père secouait le joug de son impérieuse sœur. En femme habile, celle-ci dissimula ses ressentiments. Devant mon père, elle fut d'abord froidement polie pour sa belle sœur; peu à peu elle sembla s'humaniser, fit quelques concessions apparentes; mais comme elle n'avait pas cessé d'habiter avec M. de Maran, elle reprit bientôt son premier empire.
L'âge, l'esprit sarcastique et hautain de mademoiselle de Maran, imposaient beaucoup à ma mère, femme d'une bonté d'ange et d'une douceur que sa timidité pouvait seule égaler.
Mon père la traitait en enfant gâtée, et réservait toutes les questions sérieuses pour mademoiselle de Maran.
Celle-ci ne se contraignit plus; elle fit bientôt expier à ma mère par des chagrins de chaque jour la fatale union qu'elle avait contractée.
Mon père, le meilleur des hommes, était malheureusement d'un caractère faible, quoique rempli de droiture, de générosité. Il aimait sa femme, sans doute, mais il ressentait pour sa sœur autant d'attachement que de vénération, et il la considérait comme le guide le plus sûr, le plus précieux qu'il pût avoir.
Après la première année du mariage de mon père, l'influence de mademoiselle de Maran, un moment balancée, redevint plus absolue que jamais. Ma mère commença de s'apercevoir avec douleur qu'elle n'avait jamais eu la confiance de mon père.
Rien ne se faisait sans l'initiative ou sans l'approbation de ma tante. Deux ou trois fois, ma mère essaya d'être maîtresse chez elle, et se plaignit à son mari des empiétements de mademoiselle de Maran; il s'ensuivit des scènes cruelles.
Mon père déclara nettement à ma mère qu'il n'entendait jamais sacrifier l'affection fraternelle à un sentiment très-vif sans doute, mais qui ne datait que d'un an ou deux, tandis que le premier avait commencé et devait finir avec sa vie.
De ce jour, profondément blessée, trop fière pour se plaindre, trop timide pour oser lutter avec sa belle-sœur, ma mère se résigna et fut complétement sacrifiée à mademoiselle de Maran.
Les événements qui suivirent les désastres de 1813, en mettant mon père à même de satisfaire ses vues ambitieuses, augmentèrent encore l'influence de mademoiselle de Maran. Grâce aux relations qu'il avait dès longtemps nouées avec Louis XVIII, d'après le conseil de sa sœur, M. de Maran fut chargé de plusieurs missions très-délicates auprès des cours de Vienne et de Berlin.
Il tint sa sœur au courant de ses négociations. Elle était véritablement capable de prendre part aux affaires politiques les plus importantes. Ses avis furent très-utiles à mon père, et les missions qui lui avaient été confiées eurent les plus heureux résultats. En 1814, il fut largement et glorieusement récompensé de ses services par une très-haute position dans les conseils de Louis XVIII, qu'il suivit plus tard à Gand, et avec lequel il revint en France.
J'étais née en 1813, pendant le voyage de mon père en Allemagne. Cet événement, qui aurait peut-être pu redonner à ma mère quelque empire sur son mari, s'il eût été près d'elle, n'apporta qu'un bien léger changement dans leurs relations déjà si refroidies.
Plus la fortune de mon père s'élevait, plus la domination de mademoiselle de Maran grandissait, plus le sort de ma mère devenait pénible.
Le salon de mon père était devenu un salon politique dont mademoiselle de Maran faisait seule les honneurs.
Ma mère, jeune femme de dix-huit ans, avait une antipathie profonde pour les affaires d'État, qui ne l'intéressaient pas. Elle préférait la musique et la poésie à l'aridité des discussions diplomatiques, auxquelles elle ne voulait ni ne pouvait prendre part.
Mademoiselle de Maran, au contraire, semblait là dans son centre. En rencontrant plus tard dans le monde d'autres femmes politiques, je me suis convaincue qu'elles se ressemblent toutes. C'est une race bâtarde qui a les passions ambitieuses, égoïstes des hommes, et qui ne possède aucune des qualités, des grâces de la femme; stérilité d'esprit, sécheresse et impuissance de cœur, dureté de caractère, prétentions au savoir ridiculement exagérées, voilà ce qui les distingue. En un mot, les femmes politiques tiennent du maître d'école et de la marâtre, et quoique mariées, elles ressemblent toujours à de vieilles filles…
Peu à peu, ma mère prétexta de sa santé pour se retirer du monde, où se plaisait tant sa belle-sœur. Elle concentra sur moi toute sa tendresse; elle m'aima comme le seul refuge de ses chagrins, comme son unique consolation, comme son unique espérance.
Son cœur était si généreux, si bon, que jamais elle ne se permit une plainte, un reproche envers mademoiselle de Maran.
Mon père fut élevé à la pairie.
Un dernier, un mortel chagrin était réservé à ma mère; elle s'aperçut que la tendresse de mon père pour moi s'affaiblissait de plus en plus; il m'accordait quelques caresses rares et distraites, en disant avec regret, dans son orgueil de patricien héréditaire: «Quel dommage que ce ne soit pas un garçon!»
Bientôt, à la froideur que mon père me témoignait succéda une complète indifférence.
Ma mère ne put supporter ce nouveau coup; elle languit quelques mois encore, et mourut.
J'ai bien souvent et bien amèrement pleuré, en entendant ma gouvernante me raconter les derniers moments de la meilleure des mères, les terreurs que lui inspirait mon avenir, ses craintes, hélas! trop justifiées, de me voir tomber entre les mains de mademoiselle de Maran.
Ma mère connaissait la faiblesse de mon père. Elle fit jurer à ma gouvernante de ne jamais me quitter. Elle fit aussi promettre à mon père de la conserver près de moi. – «Hélas! je ne le prévois que trop, ma pauvre Mathilde n'aura que vous au monde, – dit ma mère à Blondeau. – Ne l'abandonnez pas.»
Ses dernières paroles à mon père furent sévères, touchantes, solennelles. «Je meurs bien jeune, j'ai beaucoup souffert, je ne me suis jamais plainte, je pardonne tout; mais vous répondrez à Dieu du sort de mon enfant…»
Un an environ après la mort de ma mère, mon père, ayant accompagné monsieur le dauphin à la chasse, fit une chute de cheval. Les suites de cet accident furent mortelles. Je le perdis.
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