avec vérité.
On se laisse alors aveuglément aller au charme de ces paroles bienveillantes; elles vous rappellent un passé rempli de confiance, d'amour et de sincérité.
Quelle puissance irrésistible, enchanteresse, n'aurait pas une flatterie qui semblerait continuer les louanges d'une mère?
Quand je parlais à Ursule de nos projets de petites filles, de ne jamais nous marier, projets auxquels je voulais demeurer fidèle, elle me disait en souriant tristement:
– Cela est bon pour moi de rester vieille fille, je suis pauvre, sans agréments; mais toi, riche, belle, charmante, tu te marieras, tu seras heureuse. Seulement, tu me garderas une petite place dans ton cœur et dans ta maison, pour que je puisse à chaque instant assister à ton bonheur.
Hélas! la fatalité se rit quelquefois bien amèrement de nos vœux et de nos prévisions!
J'avais atteint ma dix-septième année. Nous n'étions, ma cousine et moi, presque jamais sorties de l'hôtel de Maran.
Quelquefois nous allions aux Bouffes ou à l'Opéra avec M. d'Orbeval, mon tuteur; mais nous n'avions pas encore été présentées dans le monde.
Très-rarement nous restions le soir dans le salon de ma tante. Elle voyait beaucoup plus d'hommes que de femmes, et la présence de deux jeunes filles est presque toujours une gêne pour la conversation.
Mademoiselle de Maran, songeant sans doute à me marier, se résolut, à son grand regret, de me mener dans le monde au commencement de 1830.
Elle nous fit part de cette résolution, à ma cousine et à moi, en ajoutant, selon son habitude, quelques choses désobligeantes pour Ursule. – «Ce n'est plus chez moi seulement que tu vas avoir à souffrir de la comparaison qu'on fera de toi et de Mathilde, – «lui dit-elle; – mais au grand jour… devant tout le monde… Arme-toi donc de courage, ma chère enfant… Ta première épreuve se fera bientôt. Demain matin je vous présenterai à madame l'ambassadrice d'Autriche, et mercredi je vous conduirai au grand bal qu'elle donne. Il est temps que vous entriez dans le monde. Je suis vieille, d'une mauvaise santé: je ne voudrais pas mourir sans voir ma chère nièce mariée… et surtout mariée comme je le désire…»
CHAPITRE VI.
L'ENTRÉE DANS LE MONDE
Lorsque mademoiselle de Maran nous eut annoncé qu'elle nous conduirait au bal de l'ambassade d'Autriche, Ursule et moi nous fûmes très-inquiètes; cela était fort simple, car nous vivions presque dans la retraite.
Rien de plus monotone, de plus régulier que nos habitudes.
Le matin nous prenions nos leçons. Dans l'après-midi, selon la saison, nous allions nous promener soit à pied avec madame Blondeau, soit en voiture avec mademoiselle de Maran; puis nous rentrions, et, après nous être habillées, nous restions quelquefois dans le salon de ma tante à travailler jusqu'au dîner.
Plusieurs de ses amis venaient la voir à cette heure. Ils étaient peu nombreux, et tous d'anciens compagnons d'émigration de mon père.
Parmi eux, nous aimions beaucoup M. de Versac, l'un des grands officiers de la maison du roi.
Malgré ses soixante-dix ans, on ne pouvait voir un vieillard d'un esprit plus gai, plus jeune, plus aimable. Il était d'une tournure encore très-élégante, montait à cheval à merveille, et ne manquait aucune des chasses du roi ou de monsieur le dauphin. Il avait toujours été pour moi d'une bonté parfaite, et, à ma grande joie, il avait souvent défendu Ursule en prenant très-gaiement son parti contre ma tante.
M. de Versac était d'un caractère charmant, mais sans consistance; il avait passé sa vie à plaire, et il lui eût été impossible de ne pas dire une chose aimable, gracieuse ou flatteuse. Jamais il n'avait, je crois, prononcé un mot qui approchât de la critique.
Je suis maintenant quelquefois tentée de croire que cette impitoyable bienveillance cachait, sinon un profond dédain, du moins une parfaite indifférence de tout et de tous. Mais si ce sentiment existait chez M. de Versac, il devenait difficile de le pénétrer à travers l'enveloppe d'urbanité et d'affabilité exquise dont il s'entourait. D'ailleurs je n'ai jamais pu me représenter M. de Versac ne souriant pas ou ne flattant pas: il avait les plus belles dents du monde, un sourire très-séduisant; peut-être ces avantages décidèrent-ils de son optimisme.
Je vois encore sa figure remplie de noblesse et de cette grâce affectueuse particulière aux vieillards heureux. Il portait ses cheveux blancs avec beaucoup de coquetterie. Lorsque, le soir, sa toilette, d'une recherche peut-être extrême pour son âge, était rehaussée du cordon bleu et de la plaque du Saint-Esprit, on ne pouvait imaginer un type plus agréable du grand seigneur d'autrefois.
Il voyait rarement madame la duchesse de Versac, sa femme, qui depuis la restauration était retirée à l'Abbaye-aux-Bois, où elle s'occupait de pieuses et bonnes œuvres.
Ce qui nous faisait encore aimer M. de Versac, c'étaient toutes ses narrations enchanteresses des bals de madame la duchesse de Berry, et surtout des quadrilles costumés. M. de Versac était un homme de plaisir par excellence; il parlait de ces fêtes, de ces distractions de la vie oisive et opulente, avec le plus vif intérêt.
Parmi les autres personnes qui composaient, le matin, le petit cercle de mademoiselle de Maran, il y avait encore un des ministres du roi. C'était le meilleur homme du monde; il nous amusait fort par ses distractions et par ses insurmontables envies de dormir, auxquelles il cédait quelquefois en plein jour avec une bonhomie charmante.
Ce qui mettait le comble à notre joie, c'était l'arrivée de M. Bisson, homme d'une science prodigieuse et d'une réputation européenne; il passait pour l'un des membres les plus éminents de l'Académie des sciences. C'était un grand homme maigre, haut de six pieds, avec une toute petite tête, et la figure la plus débonnaire qu'on pût voir; son long cou sortait d'une cravate blanche roulée en corde, dont le nœud se trouvait ordinairement derrière sa tête. En toute saison, il portait un spencer vert, fourré d'astracan, par-dessus son habit noir à larges basques. Pour rien au monde on ne l'aurait fait monter en voiture, tant il avait peur de verser; aussi, lors des temps pluvieux ou boueux, arrivait-il quelquefois chez mademoiselle de Maran dans un état à faire pitié.
Rempli d'esprit, de connaissances, de bonté, il n'avait qu'une manie incurable, celle de toucher à tout, de tout déranger de place, et souvent de tout casser.
Ma tante se mettait dans des colères furieuses; mais comme elle aimait beaucoup causer sciences avec un homme de la réputation de M. Bisson, elle finissait par s'apaiser.
Je me souviendrai toujours d'une charmante tabatière ornée d'émaux de Petitot que ma tante lui avait imprudemment confiée, au milieu d'une dissertation sur un des derniers mémoires lus, je crois, par M. le duc de Luynes à l'Académie des sciences, sur les vases étrusques.
M. Bisson commença par rouler innocemment la précieuse boîte dans sa main, puis peu à peu la conversation s'anima. Mademoiselle de Maran ne mettait aucune mesure dans ses attaques; plutôt que de céder, elle niait l'évidence.
Le savant, exaspéré par je ne sais plus quelle fausse affirmation de ma tante, s'écria en frappant impétueusement sur la cheminée:
– Eh! non, non, non, mille fois non, et encore non, madame.
Chaque négation était accompagnée d'un grand coup de tabatière, donné à tour de bras sur la tablette de marbre.
Ma tante ne s'aperçut de la destruction de sa fragile botte qu'au nuage de tabac et aux éclats d'émaux qui s'en échappèrent.
– Ah! l'affreux brise-tout! – s'écria-t-elle en colère: – qu'est-ce qu'il m'a encore cassé là?.. mais, c'est ma tabatière de Petitot! Ah! le vilain homme; mais, monsieur, pour l'amour de Dieu, tenez-vous donc tranquille! vous me jetez du tabac dans les jeux, vous m'aveuglez! Pour cette fois, je vous défends de remettre les pieds chez moi, entendez-vous… Ma tabatière de Petitot!.. L'autre jour c'était une bonbonnière de cristal de roche irisé, une bonbonnière de cinquante louis, s'il vous plaît, qu'il m'a mise en morceaux en faisant gesticuler