ainsi. Mais le caractère de mademoiselle de Maran était trop altier pour jamais céder. Elle voulait toujours, comme on dit vulgairement, avoir le dernier mot.
Offrant donc son bras à M. de Lancry, elle dit à M. de Rochegune: – Adieu, monsieur. C'est égal, quoi que vous en disiez, un simple homme de bien n'aurait jamais fait le trait mirifique de la tontine1! Oui, monsieur, ce scrupule de tontine– là suffirait pour illustrer une famille… Cent mille écus d'aumônes!.. mais c'est-à-dire qu'autrefois il n'y avait que les grands coupables qui se permissent de faire de ces espèces d'amendes honorables.
– Pardon, monsieur, – dit Gontran, en interrompant vivement mademoiselle de Maran. – Ces dames ont quelques visites à faire; je reviendrai voir cette maison si vous le permettez.
– Elle est toute à vos ordres, monsieur, – dit M. de Rochegune en saluant d'un air froid, et contenant à peine l'indignation que les dernières paroles de ma tante lui avaient causée.
Lorsque nous fûmes remontés en voiture, je ne pus m'empêcher de dire à mademoiselle de Maran:
– Ah! madame, vous avez été bien cruelle!
– Comment, bien cruelle?.. – s'écria-t-elle en éclatant de rire. – Laissez-moi donc tranquille… Est-ce que vous croyez que je donne dans ces comédies-là?
– Quelles comédies?
– Comment, quelles comédies! Mais tout cela était convenu, arrangé; on nous attendait! Il est évident qu'on avait fait dire à ce M. Duval de venir et de se tenir tout prêt à pousser ses cris reconnaissants; aussi s'est-il mis à crier comme une arche-pie quand il nous a su près de la porte. Ce vieux drôle d'intendant avait sans doute été l'avertir, sous le prétexte de chercher la clef de la bibliothèque.
– Ah! madame… quelle supposition! – dit Gontran; et dans quel but, madame?
– Eh! – mon pauvre garçon, – c'est un calcul tout simple: d'abord, si M. de Rochegune vous surfait sa maison de 20 ou 30,000 fr., vous n'oserez pas marchander avec un homme capable de si beaux traits, sans compter qu'habiter un hôtel témoin de si vertueuses actions, ça porte bonheur et ça se paye. Je parie que le vieux Rochegune en a fait bien d'autres pour s'arranger sa belle réputation de philanthrope, afin de pouvoir, sous cet abri, tripoter, j'en suis sûre, dans toutes sortes d'abominables agiots. On dit qu'il prêtait à la petite semaine; je le croirais fort, car il est mort riche à millions! La preuve de ce que je dis, c'est qu'on ne fait pas des aumônes de cent mille écus quand on a la conscience nette. Il n'y a que les gros pécheurs qui donnent gros aux pauvres, répétait toujours le desservant de ma paroisse de Glatigny, qui n'était pas bête… Peste! cent mille écus en bonnes œuvres! c'est la part du diable, comme disent les bonnes gens, ou, si vous l'aimez mieux, c'est l'intérêt d'un capital de toutes sortes de vilenies…
– Mais, madame, – dit Gontran avec impatience, vous avouerez du moins qu'on ne pouvait mieux placer ce bienfait, quelle que soit la source de cet argent.
– Certainement, certainement; cette petite Duval était très-gentille, ma foi, avec son béret rose. Ça aura été l'avis de M. de Rochegune, et le benêt de mari qui vient encore le remercier!..
– Ah! madame! quelle indignité! – s'écria Gontran. – D'ailleurs, M. de Rochegune part dans quelques jours…
– Eh bien! quoi?.. il part? ça prouverait tout au plus qu'il est las de cette petite bourgeoise, dit mademoiselle de Maran en éclatant de rire.
– Madame, madame! – dit M. de Lancry en me regardant, pour faire sentir à ma tante l'inconvenance de ce propos.
Je ne pourrais vous peindre, mon ami, l'impression désolante que je ressentis en entendant mademoiselle de Maran flétrir aussi méchamment tout ce que mon cœur venait d'admirer; jamais son horreur, jamais sa haine du beau, qu'il fût physique ou moral, ne s'étaient plus odieusement manifestées.
A cette nouvelle preuve de son impitoyable méchanceté, je fis un retour sur moi-même et sur ma position. Mes défiances revinrent plus vives que jamais contre mademoiselle de Maran, sans que pourtant mon aveugle confiance pour Gontran diminuât en rien.
Je ne pus m'empêcher de me souvenir de ce que m'avait dit madame de Richeville: Défiez-vous de ce mariage. Votre tante le protége, il doit vous être fatal.
Je reconnaissais aussi que la duchesse ne m'avait pas trompée sur les qualités qu'elle accordait à M. de Rochegune, que M. de Mortagne aurait voulu me voir épouser.
Je l'avoue, un moment je fus inquiète de l'apparente gravité de ces réflexions. Mon cœur trembla, pour ainsi dire, de voir mon esprit embarrassé pour y répondre.
Par instinct, je jetai les yeux sur Gontran… La vue de sa physionomie si noble, si douce, si loyale, me rassura.
Ce n'est pas mademoiselle de Maran, c'est mon cœur qui a fait ce mariage, me dis-je; et enfin, parce que M. de Rochegune a de généreuses qualités, est-ce une raison pour que Gontran n'en ait pas? N'est-ce pas lui qui le premier m'a raconté cette touchante action si noblement récompensée? Tout à l'heure encore n'a-t-il pas partagé mon émotion?
Ces réflexions chassèrent les impressions pénibles que les paroles perfides de ma tante avaient fait naître.
Lorsque nous descendîmes de voiture, un des gens de mademoiselle de Maran lui dit que mademoiselle Ursule, c'est-à-dire madame Sécherin, – ajouta-t-il en se reprenant, – attendait dans le salon avec son mari.
Ma cousine était arrivée; oubliant Gontran, ma tante, je montai rapidement l'escalier; j'ouvris vivement la porte du salon.
En effet c'était elle… c'était Ursule et son mari.
CHAPITRE II.
MONSIEUR ET MADAME SÉCHERIN
– Ursule!
– Mathilde!
Nous nous embrassâmes avec effusion. Je m'attendais à trouver ma pauvre cousine affreusement changée: quel fut mon étonnement de la voir plus fraîche, plus jolie que jamais, quoique son regard fût toujours mélancolique, quoique son sourire fût toujours triste.
Elle me présenta M. Éloi Sécherin: c'était un jeune homme d'une taille moyenne, très-blond, d'une figure assez régulière, pleine, colorée et d'une expression riante et ouverte.
Au premier abord, il me parut être un de ces hommes qui se font pardonner la vulgarité de leur tournure et de leur langage par la franchise et par la bonhomie de leurs manières.
Néanmoins je n'eusse jamais cru que ma cousine, avec nos idées de jeunes filles, aurait pu se décider à un pareil mariage. En voyant M. Sécherin, le sacrifice qu'Ursule disait m'avoir fait me parut encore plus grand. Je la plaignais profondément d'avoir dû subir l'impérieuse volonté de son père.
En embrassant Ursule, je lui serrai la main; elle me comprit, et serra la mienne en levant les yeux au ciel.
Mademoiselle de Maran entra avec M. de Lancry. Ursule me jeta un regard qui me navra: elle comparait son mari à Gontran.
Ma cousine présenta son mari à ma tante; je crus que celle-ci allait donner carrière à son esprit ironique. A mon grand étonnemnent, il n'en fut pas d'abord ainsi; mademoiselle de Maran fit la bonne femme, et dit à M. Sécherin avec la plus grande affabilité, afin sans doute de le mettre en confiance:
– Eh bien! monsieur, vous voulez donc rendre Ursule la plus heureuse des femmes? Vous voulez donc nous faire oublier, nous tous, qui l'aimons tant? Savez-vous bien que je vais devenir très-jalouse de vous au moins, monsieur Sécherin! Oui, sans doute, et d'abord je dois vous prévenir d'une chose, c'est qu'ici nous avons l'habitude de parler en toute franchise, nous vivons bonnement en famille; dans une demi-heure vous nous connaîtrez comme si nous avions passé notre vie ensemble. Moi je suis une vieille bonne femme qui rabâche toujours la même chose… que j'adore ces deux enfants, Mathilde et Ursule; ainsi, tenez-vous bien pour averti que je