incendiaires? Tout ceci vous étonne, messieurs? – dit M. de Mortagne en voyant les regards de curiosité inquiète qu'on jetait sur ces mystérieux papiers. – Vous ne me comprenez pas encore? Je le crois sans peine; jamais complot n'a été plus méchamment et plus habilement conçu; écoutez donc… et apprenez à connaître cette femme.
Il y a huit ans, je l'accusai devant vous tous, qui composiez le conseil de famille de ma nièce, d'élever en marâtre cette malheureuse enfant; je vous demandais de la lui retirer; vous m'avez refusé; j'étais seul, vous aviez le nombre pour vous, je me résignai. Obligé de partir, j'espérais bientôt revenir à Paris, et, bon gré mal gré, exercer une surveillance continue sur l'éducation de Mathilde. Mon retour épouvanta sa tante; vous allez voir comme elle l'empêcha… Vous tremblez devant cette femme, je le vois. Mais vous aurez peut-être le courage de reconnaître la noirceur de cette âme, s'il y a une âme dans ce corps…
– Et vous souffrez cela? et vous me laissez insulter ainsi! – s'écria mademoiselle de Maran furieuse en se retournant vers l'auditoire.
Personne ne lui répondit.
– Il y a huit ans, – reprit M. de Mortagne, – je partis pour l'Italie… je devais attendre à Naples M. de Rochegune, fils d'un de mes meilleurs amis. Ce jeune homme au cœur ardent et généreux devait venir avec moi combattre quelque temps en Grèce. J'étais complétement étranger aux complots que les sociétés secrètes tramaient alors en Italie. J'arrive à Venise… D'abord je ne suis pas inquiété; mais une nuit, la police fait une descente chez moi, on m'arrête, on me garrotte, on saisit mes papiers, mes effets, et on me conduit en prison; je suis mis au secret. Je proteste de mon innocence, je défie qu'on trouve contre moi la moindre preuve de culpabilité; on me répond que le gouvernement autrichien a été instruit de mes mauvais desseins, que je viens prendre une part active aux menées des sociétés révolutionnaires. – Je nie hautement cette accusation. – On apporte mes malles, on les ouvre devant moi, et on trouve dans un double fond, dont j'ignorais l'existence, plusieurs paquets cachetés.
– Mais il faut être aussi fou que cet homme pour écouter sérieusement de pareilles balivernes! – s'écria mademoiselle de Maran. – Quant à moi, je ne les entendrai pas plus longtemps; et elle se leva.
– Soit, allez-vous-en, ce n'est pas à vous que je prétends dévoiler ces abominables mystères, vous n'en avez que trop le secret.
Mademoiselle de Maran se rassit en frémissant de rage.
M. de Mortagne continua:
– On ouvrit ces paquets, et l'on y trouva les proclamations les plus incendiaires, un appel aux ventes des carbonari, un plan d'insurrection contre la puissance autrichienne, et quelques lettres mystérieuses à mon adresse, timbrées de Paris, que j'étais censé avoir lues, et dans lesquelles on me promettait le concours de tous les hommes libres de la Lombardie… Ces apparences étaient accablantes, je restai anéanti devant ce fait inexplicable. On me demanda compte de mes opinions, je n'eus pas la lâcheté de les nier. Je répondis que je m'étais voué à une seule cause: celle de la liberté sainte et pure de toute souillure… Ces hommes ne comprirent pas que, puisque j'avais le courage d'avouer des opinions qui pouvaient me perdre, je devais être cru lorsque je jurais sur l'honneur que j'ignorais l'existence de ces papiers dangereux. Je fus jeté dans un cachot, j'y restai huit années… J'en sortis, vous le voyez, décrépit avant l'âge… Maintenant savez-vous comment j'étais porteur de ces dangereux papiers? Peu de temps avant mon départ pour l'Italie, cette femme avait dépêché Servien, son digne serviteur, auprès de celui de mes gens qui devait m'accompagner. Sous le prétexte de faire entrer en Italie des marchandises de contrebande et de réaliser de grands bénéfices, il lui persuada de faire mettre à mon insu des doubles fonds à mes malles, et d'y cacher les prétendus paquets de dentelles d'Angleterre. Une fois à Venise, un correspondant devait venir réclamer les dentelles, et donner vingt-cinq louis à mon domestique. Ce malheureux, ignorant le danger de cette commission, accepta… Je partis, et presque en même temps que moi partit aussi cette lettre, adressée au gouverneur de Venise.
«M. de Mortagne, ancien officier de l'empire, connu par l'exaltation de ses idées révolutionnaires et par ses liaisons avec les anarchistes de tous les pays, arrivera à Venise dans le courant du mois de mai; on trouvera dans plusieurs malles à double fond les preuves de ses dangereux desseins…»
– Eh bien! cela est-il assez infâme? – s'écria M. de Mortagne en croisant ses bras sur sa poitrine et en jetant un regard d'indignation sur mademoiselle de Maran.
Celle-ci, un moment accablée, reprit bientôt toute son audace, et s'écria:
– Et qu'ai-je de commun, monsieur, avec vos paquets de dentelles renfermant des conspirations? Est-ce que c'est ma faute à moi, si, en voyant vos projets révolutionnaires déjoués, vous avez imaginé une histoire absurde à laquelle on n'a pas cru du tout, avec raison? Qui est-ce qui croira jamais que je me suis amusée à fabriquer des proclamations, des constitutions, des conspirations, et que j'ai mis un de mes gens dans la confidence de cette belle œuvre? Allons donc, monsieur, vous êtes fou… Il n'y a pas un mot de vrai dans tout cela… Je le nie!
– Vous le niez?.. et votre misérable Servien niera-t-il aussi la déposition de mon domestique qui l'accuse formellement de lui avoir remis les paquets?
– Votre domestique! – s'écria ma tante en riant aux éclats; – voilà une belle garantie, en vérité, et qui doit être bien admise! Tel maître, tel valet, monsieur. Est-ce qu'on ne connaît pas vos antécédents? Qu'y a-t-il d'étonnant dans la lettre que vous nous avez lue, et qui a été adressée au gouverneur de Venise? Est-ce que vous ne vous êtes pas toujours déclaré le champion des frères et amis de tous les pays? La police d'ici, qui vous surveille, aura, en bonne sœur, averti la police autrichienne de vos projets, c'est tout simple… ça se fait tous les jours… Ainsi laissez-moi tranquille avec vos paquets de dentelles rembourrés de conspirations; c'est un conte de ma mère l'oie… Vous avez voulu faire le Brutus, le Washington, le Lafayette, on vous a coffré et on a bien fait… Vous vous plaignez d'avoir les cheveux blancs, est-ce que j'y peux quelque chose, moi? On sait bien que les plombs de Venise ne sont pas fontaine de Jouvence, non plus! Si, par suite, votre imaginative est détraquée, comme il y paraît, prenez des douches, monsieur, et laissez-nous en repos, car vous êtes insupportable.
Les cruels sarcasmes de mademoiselle de Maran trouvèrent, contre son attente, M. de Mortagne impassible. Il lui répondit avec le plus grand sang-froid:
– Grâce aux soins actifs de l'amitié de madame de Richeville, de M. de Rochegune et de quelques autres amis, me voici libre, malgré votre impudente audace; nous avons assez de preuves pour vous clouer au pilori de l'opinion publique, et j'y parviendrai.
– C'est ce que nous verrons, monsieur!
– Et vous n'y serez pas seule; j'y attacherai aussi vos complices… ceux qui, par lâcheté, égoïsme ou cupidité, ont servi vos méchants desseins… Entendez-vous, monsieur de Lancry? entendez-vous, monsieur d'Orbeval? entendez-vous, monsieur de Versac?
Une explosion d'indignation accueillit ces paroles de M. de Mortagne; il continua sans se déconcerter:
– Je ne sais pas même, messieurs, si votre conduite n'est pas plus exécrable encore que celle de mademoiselle de Maran… Au moins celle-ci me hait, elle hait sa nièce, et, quoique la haine soit une détestable passion, elle prouve au moins une certaine énergie… Mais vous trois… vous avez lutté de lâcheté, d'égoïsme et de cupidité…
– Continuez, monsieur, continuez, – dit Gontran pâle de rage.
– Il y a eu un jour, sans doute, où vous, monsieur de Versac, vous avez dit à mademoiselle de Maran: Mon neveu est perdu de dettes; c'est un joueur effréné; on ferme les yeux sur le scandale de ses aventures, mais il m'embarrasse; s'il se met dans de mauvaises affaires, par respect humain, je serai obligé de l'en tirer. Votre nièce est fort riche; arrangeons ce mariage-là: les dettes de mon neveu seront payées, et je n'aurai plus à m'en occuper.
– Monsieur, – dit M. de Versac avec une urbanité