Je ne le peux pas… Encore une fois, pour rien au monde… je ne reverrai cette femme… Au nom de notre amour, Gontran… n'exigez pas cela de moi… Je ne le pourrais pas.
– Je vous assure, Mathilde, que vous le pourrez… C'est un sacrifice, un grand sacrifice… soit… je vous le demande.
– Gontran, par pitié!
– Je vous dis que cela est nécessaire, et que vous le ferez.
– Mais, mon Dieu! mon Dieu! vous ne savez donc pas ce que c'est que…?
M. de Lancry m'interrompit avec une violence jusque-là contenue, et s'écria en frappant du pied:
– Je sais bien ce que c'est, moi! que d'avoir enduré les honteux reproches, les insolentes bravades de M. de Mortagne!.. Je sais ce que c'est que d'avoir été presque insulté à la face de votre famille et de la mienne; je sais ce que c'est que d'avoir refoulé ma haine et mon désir de vengeance; je sais enfin ce que c'est que d'avoir, par égard pour vous, consenti à ne pas forcer cet homme à me donner satisfaction, quoiqu'il se retranche derrière la protection qu'il vous porte! Eh bien! c'est parce que je sais combien tout cela m'a coûté… qu'en retour je vous demande de faire ce que je crois de votre rigoureux devoir… Une fois pour toutes, madame, autant vous me trouverez aveuglément dévoué à tous ceux de vos désirs qui ne vous seront pas fâcheux, autant vous me trouverez intraitable lorsqu'il s'agira de céder à un caprice.
– Un caprice!.. Gontran… mon Dieu!.. un caprice!!!
– L'exagération d'un sentiment très-louable vous empêche de juger nettement cette question.
– Mais mon cœur se révolte… malgré moi; que puis-je faire?
– Eh bien! puisque les raisons, puisque les prières ne peuvent rien sur vous, s'écria M. de Lancry en courroux, je vous déclare que si vous ne consentez pas à m'accompagner chez mademoiselle de Maran, je découvrirai la demeure de M. de Mortagne; je connais sa bravoure, je sais que malgré sa résolution de ne pas se battre, il est des outrages qu'il ne souffrira pas… et si vous m'y forcez par votre refus, je…
– Ah! c'est affreux… Gontran… j'irai chez mademoiselle de Maran, – dis-je en pleurant et en prenant la main de mon mari entre les miennes presque avec effroi, et comme pour l'arracher à un grand danger.
On frappa à la porte du salon où nous étions, je rentrai en essuyant mes larmes dans ma chambre à coucher.
J'entendis un valet de chambre annoncer à mon mari que M. le comte de Lugarto l'attendait chez lui.
Gontran vint me trouver, changea de ton, me parla avec tendresse, et me dit de le faire avertir lorsqu'il pourrait m'amener M. Lugarto, qu'il voulait me présenter.
– Mais je suis en larmes, – lui dis-je; – de grâce, remettez cette visite.
– Vite, vite, séchez ces beaux yeux, – me dit Gontran avec une apparente gaieté, – ou je vous amène tout de suite mon tigre dompté. Pendant que vous allez vous remettre, je vais lui faire admirer notre maison, et j'enverrai tout à l'heure vous demander si vous pouvez nous recevoir.
CHAPITRE IV.
MONSIEUR LUGARTO
J'essuyai mes larmes et j'attendis cette présentation importune.
Je n'eus pas un seul moment d'amertume contre Gontran. Je crus qu'il voyait de son point de vue et moi du mien; je devais avoir tort, il le disait, je devais me soumettre à son jugement.
La seule pensée d'une rencontre entre M. de Mortagne et M. de Lancry me glaçait d'effroi. Enfin, alors comme depuis, en songeant au cruel sacrifice que j'allais faire aux volontés de Gontran, en songeant à tout ce que j'allais souffrir en présence de mademoiselle de Maran, je me consolais par cette pensée, que ma résignation plairait à mon mari.
Dès lors je compris cette grande, cette terrible vérité, si vraie qu'elle ressemble à un paradoxe:
«Lorsqu'une femme aime passionnément… les ordres les plus injustes… les traitements les plus barbares, loin de diminuer son amour… l'exaltent davantage encore; elle baise pieusement la main qui la frappe, ainsi que les martyrs, dans leur ravissement douloureux, remercient le Seigneur des tortures qu'il leur impose…»
On vint me demander de la part de M. de Lancry si je pouvais le recevoir avec M. Lugarto. Je lui fis répondre de passer chez moi.
Quelques instants après, Gontran et son ami entrèrent.
Le portrait que mon mari m'avait fait de ce dernier me parut frappant.
M. Lugarto était d'une taille grêle, et mis avec plus de recherche que de goût. On retrouvait dans ses traits, quoique agréables, le type primitif de sa race: un teint pâle et jaune, un nez écrasé, des yeux d'un bleu vitreux et des cheveux bruns.
Sa physionomie maladive avait une expression de suffisance, d'astuce et de méchanceté, qui me repoussa tout d'abord.
Ma chère amie, permettez-moi de vous présenter M. Lugarto, le meilleur de mes amis.
Je m'inclinai sans pouvoir trouver une parole.
– Lancry m'avait bien dit que vous étiez charmante, mais je vois que ses éloges sont encore au-dessous de la réalité, – me dit M. Lugarto avec une sorte d'aisance protectrice et familière.
Je ne répondis rien.
Gontran me fit un signe d'impatience, et se hâta de dire en souriant à son ami:
– Moi qui n'ai pas la modestie de madame de Lancry, moi qui jouis de ses succès comme s'ils étaient les miens, je vous avoue, mon cher Lugarto, que je suis très-sensible à votre suffrage.
– Et vous avez raison, mon cher; vous le savez, je ne m'enthousiasme pas facilement. Or, si je vous jure que je n'ai rien vu de plus séduisant que madame… c'est que cela est. Mais je vous dirai avec la même franchise qu'il est très-dangereux pour vos amis de voir un trésor pareil…
– Ah! mon cher Lugarto, prenez garde, voici que vous tombez dans l'exagération; vous aviez si bien commencé! – dit Gontran, embarrassé de mon silence.
J'étais au supplice; pourtant, faisant un effort sur moi-même, je dis à M. Lugarto d'un air glacial:
– Vous arrivez de Londres, monsieur?
– Oui, madame; j'étais allé assister aux courses de printemps.
– Vous voyez, ma chère amie, un des vainqueurs habituels d'Epsom et du Darby. Les chevaux de course de Lugarto sont célèbres en Angleterre, – se hâta de dire Gontran pour engager la conversation. – Est-ce que vous n'en ferez pas venir quelques-uns pour les courses du bois de Boulogne et du Champ-de-Mars?
– Bah!.. vos chevaux français ne valent pas la peine qu'on se dérange pour les battre; et puis vous ne pouvez pas tenir de paris assez forts, – dit dédaigneusement M. Lugarto. – S'adressant à moi: – Il y a après-demain une matinée dansante à l'ambassade d'Angleterre; allez-y donc, tout Paris sera là… Ce sera charmant… si vous y êtes surtout.
– J'ignore, monsieur, si M. de Lancry a l'intention d'aller chez madame l'ambassadrice d'Angleterre.
– Ah çà! mon cher, vous êtes donc un tyran… que votre femme attend vos ordres pour savoir où elle doit aller? – Et se retournant vers moi, M. Lugarto ajouta: – Tenez, croyez-moi, en fait de plaisirs, agissez toujours à votre tête; mettez tout de suite ce cher Lancry dans la bonne voie. Il n'y a rien de plus désagréable que ces diables de maris, une fois qu'on leur laisse prendre de mauvaises habitudes.
Je regardai Gontran, et je répondis à ces impertinentes vulgarités, dites avec l'assurance la plus ridicule, par ces seuls mots:
– Le Musée est-il déjà ouvert, monsieur? – afin de faire bien sentir à M. Lugarto, par ce brusque changement de conversation, que je trouvais ses plaisanteries de mauvais goût.
M. Lugarto, sans doute habitué à un autre accueil, parut piqué;