Ah chiens! vous parlez de mère et du 13 octobre; par satan! ce sera la dernière fois…
Comme les gémissements devinrent étouffés, j'allais sortir pour appeler Polard, lorsqu'il parut.
– Allez vite, lui dis-je, ils se tuent là-dedans…
– Ah bah!.. mon officier, c'est l'histoire de rire;… ils jouent.
– Les couteaux sont de la partie, lui dis-je.
– Est-ce que Ulrik s'en est mêlé? me demanda-t-il.
– Comment? Ulrik…
– Oui, mon officier, le grand pâle, il s'appelle Ulrik; c'est qu'il est brutal en diable… et fort, fort comme un cabestan…
– Oui, oui, il s'en est mêlé; ainsi, allez vite, car ils s'égorgent… Entendez-vous ces cris?
– Ah bah!.. N'y a pas de mal, mon officier: petite pluie abat le gros grain. Avez-vous fait votre choix?..
– D'abord, maître Polard, deux étaient ivres-morts…
– Je parie que c'est Cavelier et Jangras…
– C'est possible… Les deux autres m'ont l'air de vrais corsaires.
– Le petit blond… pas vrai? mon officier, et le gros noirot… Vous avez raison… Deux faï-chiens, deux carognes… Vous venez de la part du brave commandant B***, je ne voudrais pas vous tromper. Ici, il n'y a que Ulrik qui puisse vous convenir: c'est fort, c'est sage, mais sombre et taciturne en diable.
– Va pour Ulrik, lui dis-je tout rêveur; vous me l'enverrez à bord demain au coup de canon.
– Suffit, mon officier; j'irai avec lui pour les avances, comme de juste.
– A la bonne heure, je vous attends.
Au point du jour, Polard était à mon bord avec Ulrik; je les fis tous deux descendre dans ma chambre.
– Capitaine, dit Polard, voici Ulrik dont je vous ai parlé…
– Approche, lui dis-je.
Il s'approcha. – Où as-tu navigué en dernier lieu?
– J'arrive de Lima, capitaine, passager sur le brick l'Alexandre.
– Passager!..
– Oui capitaine…
– Pourquoi pas matelot?..
– Parce que j'étais passager, capitaine.
– Et que faisais-tu à Lima?
– Je naviguais dans la mer du Sud… au service des Colombiens…
– Ah! diable… As-tu des papiers?..
– Non…
– Aucun?
– Si… un certificat du capitaine de l'Alexandre… Le voici…
– Il est bon… Veux-tu venir à mon bord?
– Comme vous voudrez, mais je ne vous y engage guère.
– Comment?
– Je m'entends, capitaine.
– Ne l'écoutez pas, dit Polard, c'est un braque; d'ailleurs, il me doit deux mois d'auberge; s'il fait l'original je le mets dehors, et il ira coucher et vivre où il voudra…
– Alors, capitaine, prenez-moi… mais tant pis pour vous…
– C'est dit, je t'arrête… Polard, envoyez-lui son coffre ici; nous compterons après pour ce qu'il vous doit… Et toi, mon garçon, tu vas aller là-haut, on est en train de rider les haubans et d'enverguer un hunier; nous verrons ce que tu sais… Va… Voilà ta pièce d'amarrage (le denier d'adieu).
J'avoue que la bizarrerie de cet homme m'avait singulièrement frappé, et presque décidé à le retenir à mon bord.
D'ailleurs, sa figure quoique sombre et triste, ne présageait rien de fatal…
Huit jours après, j'avais choisi Ulrik pour maître d'équipage, car jamais matelot ne s'était montré plus habile, plus prompt, plus entendu, et plus au fait du service…
D'une régularité parfaite, il ne descendait jamais à terre; son service fini, il allait s'asseoir dans les porte-haubans d'artimon, et restait là des heures entières sombre et silencieux.
L'équipage, qui le craignait comme le feu, l'avait surnommé le Croque-Mort.
Mon chargement fait, je mis à la voile le vendredi du 21 novembre, et sortis du port avec une jolie brise de S. – O. J'allais à Buénos-Ayres…
Ulrik avait été plus sombre qu'à l'ordinaire le jour de l'appareillage… Il s'était approché plusieurs fois de moi comme pour me parler, puis s'était retiré sans mot dire.
Vers le soir, la brise fraîchit; je fis serrer les perroquets, et nous louvoyâmes sous nos basses voiles pour nous tenir écartés de la côte…
– Eh bien! maître, dis-je à Ulrik, il vente bon frais… Qu'en penses-tu?..
– Capitaine… je vous avais prévenu, me répondit-il d'un air grave et solennel qui m'imposa.
– Que veux-tu dire?
Lui, sans répondre à ma question, me saisit fortement le bras, et murmura tout bas: Faites sur-le-champ amener les perroquets, et mettre les huniers au bas ris… Le grain approche… La tempête sera affreuse… affreuse, je le sens là, me dit-il en enfonçant ses ongles dans sa poitrine velue…
J'obéis machinalement, et bien m'en prit, car à peine cette manœuvre était-elle exécutée, que le vent souffla du N. – E. avec une furieuse violence; le jour baissa tout-à-coup, et la mer devint horrible…
Nous passâmes la nuit sur le pont, et au point du jour, le temps étant par trop forcé, nous relâchâmes au Hâvre…
Quand nous fûmes mouillés, Ulrik entra dans ma chambre, où je m'étais retiré pour prendre un peu de repos…
– Capitaine, me dit-il, je vous quitte.
– Tu me quittes, et pourquoi?
– Je ne puis vous le dire… mais il le faut… pour vous…
– Non, pardieu!.. tu m'es trop utile… Où trouverai-je un maître comme toi?.. Du tout, tu resteras… et j'augmenterai ta paye…
– Alors je déserterai…
– Non, car je te consignerai à bord, dans ta chambre, et je te mettrai aux fers, s'il le faut…
– Vous le voulez donc?.. A la bonne heure… Vous verrez…
Et en prononçant ces mots, ses grands yeux gris prirent une singulière expression de pitié…
Mais le lendemain de cette entrevue, je ne sais pourquoi de sourdes rumeurs circulèrent dans mon équipage…
– C'est ce chien de Croque-Mort qui nous porte malheur, disaient les uns…
– Avec un b… comme ça à bord, c'est à y laisser sa peau…
Dès longtemps je connaissais la singulière superstition des matelots, qui attribuaient tous les événements pénibles de la navigation à un seul, espèce de bouc d'Israël qui était responsable de tout ce qui pouvait arriver de fâcheux; je fis en conséquence donner quarante bons coups de cordes à chacun des deux meneurs qui avaient propagé ces idées stupides, et j'enfermai Ulrik dans sa chambre; puis je fis mettre à la voile le jour même, car la brise avait molli.
Nous sortîmes du Hâvre le 26, avec un bon vent qui nous éloigna bientôt du rivage. Une fois au large, je rendis la liberté à Ulrik.
– On a donc tanné le cuir à quelqu'un, capitaine? me demanda-t-il.
– Un peu, à deux chiens…