Gautier Judith

Le paravent de soie et d'or


Скачать книгу

des assistants tombèrent à genoux.

      «L'infâme To-Ding s'était levé du trône et il quitta la salle, gagnant en hâte l'intérieur du palais, comme si lui aussi s'enfuyait.

      «Moi j'arrachai le glaive encore terni à la main du bourreau et je suivis Fleur-Royale.

      «Elle était déjà arrêtée dans la grande allée, devant le gong de justice et tenant toujours par les longs cheveux la tête de Khisak. Tout à coup, cette tête tournoya et vint frapper violemment le disque sonore.

      «Oh! les sons lugubres et terrifiants!

      «A chaque heurt du crâne, ils s'enflaient, grondaient, roulaient d'échos en échos, bruit d'écroulement, de cyclone, de flots déchaînés. C'était un prodige. Le ciel parlait, et toute la ville l'entendit.

      «On accourait de tous côtés; les gardes jetaient leurs armes, les esclaves se prosternaient, le peuple tendait les bras.

      «Et la veuve, avec la tête de l'époux, frappait toujours, et dans le formidable tumulte on croyait entendre les plaintes des opprimés, les cris de fureur, les cris de vengeance.

      «To-Ding sortit du palais, le fouet de commandement à la main, au milieu des guerriers chinois de son escorte. Il croyait, par sa présence, imposer le respect, réduire au silence cette populace. Mais lorsqu'il parut au sommet des marches, une telle clameur de haine éclata que le tyran devint pâle et fit un pas en arrière.

      «Fleur-Royale cessa de frapper le gong; parmi les armes qu'on avait jetées sur le sol, elle ramassa un arc, prit une flèche dans un carquois et la lança vers To-Ding. Le Ciel conduisait son bras, car la flèche atteignit le monstre qui tomba sur un genou.

      – Ma sœur fidèle, va, et tranche-lui la tête, me cria Fleur-Royale. Ce glaive est pour cette action en ta main.

      «Aussi prompte que sa volonté, j'obéis à ma sœur; je gravis les marches en deux bonds et, aidée aussi par le Ciel, d'un seul coup je fis tomber la tête de To-Ding.

      «Des mandarins annamites avaient saisi à la gorge les guerriers chinois, qui voulaient se porter au secours de leur maître; ils les renversaient et les terrassaient, tandis que je montrais à la foule la tête grimaçante du tyran.

      «Fleur-Royale posa le pied sur le corps de ce pourceau qui dégorgeait une cascade rouge du haut de l'escalier.

      «Elle fit un geste de la main et un profond silence s'établit.

      – Vois, peuple, dit-elle, vois ce que deux femmes ont pu faire: le noble Khisak est vengé, et toi, te voilà délivré de l'odieuse tyrannie qui t'écrase depuis si longtemps. Ce que vos cent mille bras robustes n'ont même pas tenté, nos mains fragiles l'ont accompli. N'avez-vous pas honte? Ne voulez-vous pas achever l'œuvre, prendre votre part de gloire!

      «Une seule voix formidable clama:

      – Oui, oui, nous le voulons: parle! parle encore!

      – Eh bien! jetez loin de vous, et à jamais, les tronçons de la chaîne brisée; redevenez libres, chassez l'envahisseur, le Chinois vorace, chassez-le du palais, de la ville, du royaume; rendez au pays des Giao-Gi l'indépendance qu'on lui a ravie. N'hésitez pas, ne tardez pas: aujourd'hui, à l'instant même, devant ce sang impur qui souille notre sol, choisissez un chef, qui vengera nos ancêtres et vous conduira à la victoire!

      – Toi! toi seule! clama la foule, sois le roi, sois le maître: nous l'obéirons, nous te suivrons. «Elle resta un instant silencieuse, les yeux levés vers le ciel, puis elle dit d'une voix ferme et haute:

      – Les dieux m'ordonnent d'accepter. Ils me guideront et me soutiendront. Je serai votre volonté et vous serez ma force. Le roi de l'Annam vous le jure ici: Il va vous délivrer et conquérir son royaume!..

      «Et Fleur-Royale étend les mains comme pour prendre sous sa protection tout ce peuple prosterné.

      «Oh! les belles journées de batailles! les saintes victoires! les marches glorieuses! Fleur-Royale, sous l'armure et le casque aux ailerons d'or, semblait le génie de la guerre. Quand elle paraissait, l'arc en travers des reins, le glaive au poing, guidant des genoux son cheval ardent, l'armée, fanatisée, se sentait invincible. En moins d'un mois, tous les Chinois qui n'avaient pas péri furent rejetés hors des frontières; soixante-cinq villes se soumirent au roi; l'éléphant qui nous portait dans les triomphes marchait sur la soie et les fleurs.

      «Puis l'indépendance reconquise, ce furent les jours heureux, le peuple guéri de tous ses maux, la prospérité revenue sous le règne pacifique, plein d'équité et de sagesse.

      «Elle est le roi de l'Annam! Et nul souverain autant qu'elle n'a mérité l'amour de ses sujets.» – Tu as fait cela, sanglotait Lée-Line, le front dans la poussière, aux pieds de Fleur-Royale. Tu os fait cela, sainte héroïne! et moi, misérable, je te pleurais dans la solitude, au lieu d'être là pour le servir, mourir pour toi!..

      – Relève-toi, Lée-Line, dit le roi, relève-toi pour me servir… Je te nomme chef suprême de l'armée: le premier du royaume après Tige-d'Or qui est comme moi-même. Tu n'étais pas aux jours de faste et de gloire; muré dans la douleur, telle la larve qu'enferme le cocon étouffant, tu n'as rien vu, rien su de la vie. Tu reviens quand le ciel s'obscurcit, hélas!.. Puisse ton courage soutenir le mien! Écoute: après trois ans d'humiliation muette, la Chine formidable se relève contre nous. Des guerres civiles absorbaient les forces de l'ennemi: mais les révoltés, les terribles Sourcils-Rouges ont été vaincus, l'empereur Kouan-You-Ti a tourné alors ses regards vers le Sud, et il a ordonné de reconquérir le beau pays des Giao-Gi qui fut si longtemps son vassal. A l'automne dernier la guerre s'est rallumée, guerre d'escarmouches, d'embuscade, de ruses et de fatigues sans fin. Je n'ai pas faibli; l'automne et l'hiver ont passé, les Chinois n'ont rien gagné sur nous. Mais le sang de l'Annam s'épuise et le leur est intarissable; nous sommes comme un lac en face de l'Océan. De funestes présages ont marqué le commencement du printemps: le soc de la charrue s'est brisé, tandis que, selon le rite, je creusais un sillon pour les premières semailles; une sécheresse dévorante brûle les moissons et prépare la disette. Hélas! les Dieux distraits ne me soutiennent plus, l'angoisse serre mon cœur, mes bras se brisent sous un poids trop lourd…

      – Je serai ton rempart et ta force, s'écria Lée-Line, je le veux, et tu as bien prouvé, toi, que la volonté peut tout.

      La mince fanfare sonna une alarme et les rideaux de la tente brusquement écartés, trois mandarins en armes parurent. C'étaient les ministres les plus fidèles, les plus braves: Koo-hoang, Nhat-ham et Hop-pho.

      Fleur-Royale se leva fière et calme, le front intrépide:

      – Parlez!

      – Les Chinois ont franchi la frontière d'Annam.

      – Ils couvrent les montagnes de Langson, emplissent les vallées.

      – Lu-Lan, un de leurs chefs les plus vaillants, marche à leur tête.

      – Les Dieux marchent avec nous, dit le roi, et comme toujours ils nous conduiront à la victoire. Fais ton devoir, Lée-Line, préparez-vous tous pour une grande bataille. Demain, dès l'aube, nous livrerons un combat décisif. Laissez-moi maintenant seule avec ma sœur; nous passerons la nuit en prières.

      Le roulement des chars de guerre, répercuté par les gorges des montagnes, le piétinement cadencé des chevaux en marche, le heurt des armes, les ordres hurlés par des voix rauques, les galops précipités sur les pentes vertes des collines; puis la mêlée furieuse, sous les étendards qui flottent et le hérissement des lances1!

      L'océan chinois a débordé dans les vallées de l'Annam, mais la libératrice du royaume se dresse devant lui comme une digue, l'empêche d'aller plus loin, le repousse.

      Elle conduit le centre de l'armée, Tige-d'Or commande l'aile droite, Lée-Line l'aile gauche.

      Et les heures brûlantes s'écoulent, la lutte s'acharne sans répit. C'est la confusion, le carnage, le délire du désespoir.

      Cependant Lée-Line fait des prodiges. Peu à peu devant lui l'ennemi