frontière, pour la défense de la patrie.
Sur un des côtés on lisait: Nous les vengerons!
L’autel de la patrie, formé d’une colonne tronquée, était dressé tout en haut des gradins construits en 1790. Sur quatre autels plus petits, on avait placé des urnes funéraires et des brûle-parfums.
A cent toises de l’autel, en allant vers la rivière, s’élevait un grand arbre, l’arbre de la féodalité, dont toutes les branches étaient chargées de couronnes, de tiares, de chapeaux de cardinaux, d’écussons, de mitres d’évêques, de manteaux d’hermine, de casques, d’armoiries et de parchemins… On devait y mettre le feu.
Une statue de la loi et une statue de la liberté, de grandeur colossale, et montées sur des roulettes, étaient près de l’arbre.
A droite et à gauche ou avait établi deux tentes très-vastes, destinées, celle de droite au roi et à l’Assemblée nationale, celle de gauche aux corps administratifs de Paris.
Enfin, cinquante-quatre pièces de canon bordaient le Champ-de-Mars du côté de la Seine, et tous les arbres étaient surmontés du bonnet rouge…
Nous avions tout vu, et cependant l’espace immense où s’élevait le décor que je vous décris continuait à rester désert…
Ce n’est guère que vers neuf heures que les curieux commencèrent à arriver. Parmi eux se trouvait un sans-culotte, ami de Fougeroux, lequel nous apprit que tout le peuple était à la Bastille, où soixante députés posaient la première pierre d’un monument qu’on devait élever sur les ruines de la forteresse maudite.
Mon premier mouvement fut de m’écrier:
– Courons à la Bastille!.. Courons voir!..
Mais Fougeroux m’arrêta.
– Il est trop tard maintenant, me dit-il, visiblement dépité d’avoir manqué cette cérémonie. Et, puisque nous sommes ici les premiers profitons-en pour nous choisir une bonne place d’où nous verrons tout.
Tout à côté des bâtiments de l’École militaire se trouvaient accumulés des matériaux de construction, destinés à des écuries dont on apercevait les fondations à fleur de terre.
C’est là que Fougeroux et moi prîmes position, au grand détriment de nos mains et de nos habits, sur un énorme tas de briques, qui s’élevait bien à la hauteur d’un premier étage.
Nous finissions de consolider notre installation, quand un petit homme à figure chafouine, tout de noir habillé, et que je pris pour un clerc de procureur, vint poliment nous demander une petite place à nos côtés. Pour toute réponse, je lui tendis la main et il grimpa.
De ce poste, nous dominions si entièrement le Champ-de-Mars, que je distinguais jusqu’aux canonniers, qui, tout à l’extrémité, sur le bord de la Seine, s’empressaient autour de leurs pièces.
On avait annoncé que le serment serait prêté sur l’autel de la patrie, à midi précis.
Onze heures sonnaient, lorsque des salves d’artillerie et des roulements de tambours annoncèrent l’arrivée du roi.
Il ne tarda pas à paraître… Il était dans un immense carrosse tout doré, avec la reine, ses enfants et la princesse de Lamballe.
Aux portières, de chaque côté, marchaient les ministres, et ce détail parut révolter notre compagnon, le petit homme maigre.
– N’est-ce pas une honte, me dit-il, de voir les ministres de la nation à pied, dans la crotte, confondus parmi les palefreniers et les laquais!.. Il est vrai que c’est l’étiquette!
Je ne répondis pas, car nous étions à une époque où on ne s’ouvrait pas volontiers à des inconnus, mais j’avoue que j’étais choqué. Et je compris comment les plus misérables questions de cérémonial peuvent engendrer des haines atroces.
Du reste, notre inconnu, à nous, semblait connaître la cour sur le bout du doigt. Il nous nomma toutes les personnes qui suivaient la famille royale dans deux voitures superbes. Il nous montra le prince de Poix et M. de Brézé, madame de La Roche-Aymon, madame de Maillé et madame de Tarente. Les hommes portaient des costumes brodés sur toutes les coutures, et les femmes étaient en grand habit de gala avec les coiffures très hautes.
Le cortége, fort imposant, était composé de cavalerie et de troupes de ligne.
Des grenadiers, volontaires nationaux, escortaient les voitures, et la marche était fermée par quatre compagnies des grenadiers suisses.
Le roi me parut accablé de lassitude. Il était affaissé plutôt qu’assis dans le fond de la voiture, ses traits étaient extraordinairement boursoufflés, on eût dit qu’il dormait… La reine, au contraire, qui avait une toilette très brillante, redressait la tête d’un air fier, et ses yeux erraient dans la foule comme pour y compter ses amis et ses ennemis. On voyait qu’elle avait pleuré.
Une partie des troupes traversa l’Ecole-Militaire, sous le portique du milieu, pour aller se former dans le Champ-de-Mars.
Le roi et la reine mirent pied à terre, et un moment après nous les vîmes paraître au balcon, qui était tendu d’un riche tapis de velours cramoisi brodé d’or.
C’est de là qu’ils devaient assister au défilé du cortége national.
– Nous serons aussi bien qu’eux, me disait Fougeroux ravi.
Mais déjà les canons recommençaient à tonner, les tambours s’étaient remis à battre, le cortége national approchait.
Presque au même moment, de tous les côtés à la fois et par toutes les issues, des flots de peuple se ruèrent dans le champ de la Fédération. Il n’y a que la mer rompant ses digues qui puisse donner idée d’un pareil spectacle. En un clin d’œil, l’immense espace, presque vide jusqu’alors, se trouva plein d’une foule compacte, se poussant, se pressant, se tassant…
Et de toutes les poitrines un même cri sortait, incessant, obstiné, furieux:
– Vive Pétion!..
Fougeroux se frottait les mains; notre compagnon dit:
– C’est la revanche du maire de Paris.
Je n’écoutais pas, je n’avais pas assez d’yeux pour voir.
Le cortége entrait par la grille de la rue de Grenelle, défilait devant le balcon de l’Ecole et allait se ranger autour de l’autel de la patrie.
Des gendarmes nationaux ouvraient la marche, immédiatement suivis de deux ou trois cents musiciens jouant avec une sorte de frénésie l’air de: Ça ira!… Puis, venait un bataillon de volontaires nationaux, puis deux compagnies de fédérés des départements traînant un canon, puis un régiment d’hommes armés de piques, puis… plus rien qu’une foule en délire, où les rangs, les âges, les sexes se confondaient et se mêlaient en une inexprimable cohue…
– Jamais tous ces gens ne trouveront de place, répétait Fougeroux, inquiet pour notre fragile édifice de briques…
Et cependant, il en arrivait toujours… C’étaient des bataillons de sans-culottes, coiffés de bonnets rouges, brandissant des miches au bout de leurs piques… des groupes de petites filles en blanc, couronnées de fleurs… des troupes de femmes portant des bannières où on lisait: Honneur aux braves morts à la prise de la Bastille, ou encore Aux armes! Vengeons ceux qui meurent à la frontière!..
Et les tambours battaient toujours, les cuivres mugissaient, les canons tiraient à coups si précipités que leur fumée fermait l’horizon… Et au-dessus de tout, s’élevait de plus en plus formidable le même cri:
– Vive Pétion!..
C’était comme le mot d’ordre de la journée…
On le voyait sur tous les drapeaux. Des milliers d’hommes avaient écrit à la craie sur leur bonnet ou sur leur chapeau: Pétion ou la mort!..
D’où j’étais,