très bien, cependant, et me gâtait comme faisaient les autres. Je la trouvais amusante, elle inventait des jeux drôles, s'attardait à me boucler les cheveux, à m'orner de rubans et de perles enfilées. Elle devait être, il me semble, en apprentissage chez une couturière.
Elle me montra un jour, dans la chambre noire où elle couchait et qu'une cloison vitrée séparait de la première pièce, elle me montra d'extraordinaires chiffons, qui me causèrent une admiration sans bornes.
Il ne fallait pas le dire. Au moindre bruit, elle refermait précipitamment le paquet et le cachait sous son lit. Ce que c'était, je ne m'en souviens plus bien, oripeaux de carnaval, peut-être, dissimulés pour quelque sortie clandestine. En tout cas, c'était beau, et j'en ai gardé un éblouissement. Je revois toujours la porte entr'ouverte, pour donner du jour dans la chambre noire, Sidonie accroupie, remuant ces choses, où il y avait de la pourpre et de l'or, et moi fascinée, mais tendant l'oreille, pour avertir si quelqu'un venait.
XI
Il y avait, accroché au mur de la première pièce, tout près de la porte d'entrée, un tableau qui représentait un enfant à mi-corps, de grandeur naturelle. On disait que c'était mon portrait. Je sus plus tard qu'il ne l'était pas, qu'on avait acheté cette lithographie coloriée, je ne sais où, parce que l'Enfant Jésus, je crois, qu'elle représentait me ressemblait étonnamment. Cette image encadrée d'une bande de bois blanc, était drôlement placée dans ce coin, bien qu'elle fût le seul tableau du logis. Peut-être de l'autre pièce la voyait-on aussi, à cet endroit, et ma nourrice, qui se tenait plutôt dans la seconde chambre, l'avait-elle mise là exprès.
Souvent, moi sur son bras, elle se plantait devant, et me disait:
– Tu vois, c'est toi.
N'ayant pas encore l'habitude du miroir, je n'avais aucune idée de ce que pouvait être ma figure, et je regardais cet enfant, pendu au mur, avec plus de surprise que d'intérêt. Il avait une robe rouge et des yeux bleus. Les miens, qui plus tard, tirèrent sur le jaune, ont été bleus d'abord, à ce qu'on m'a dit.
Je devais être alors un gros bébé robuste, avec des yeux très ouverts et très fixes.
XII
J'aimais à embrasser les poêles rouges, à prendre avec mes doigts la flamme des chandelles, ou à la regarder de très près. Je garde de ce goût singulier plusieurs marques, entre autres, deux cils brûlés et une petite place ronde, toute nue, dans les cheveux.
Cette manie, dont les brûlures mêmes ne me guérissaient pas, était le plus grand souci de ma chère nourrice. Elle avait fait entourer le poêle d'une grille, et on mettait autant que possible les lumières hors de ma portée. Mais j'avais l'acharnement qu'ont les papillons à se roussir les ailes et il fallait me surveiller sans cesse.
Je devais être, d'ailleurs, un bien terrible nourrisson, avec, sans doute, des drôleries et des gentillesses qui me faisaient aimer tout de même, car, sans cela, l'idolâtrie que toute cette famille garda toujours pour moi, serait incompréhensible.
Pauline, qui avait cinq ou six ans, était naturellement la moins soumise à mes volontés, elle me résistait quelquefois et, vite rappelée à l'ordre, demeurait boudeuse, avec, je le crois, de la jalousie.
Jalouse, je l'étais bien plus qu'elle, moi, quoique plus nouvelle encore dans la vie; ce n'était d'aucune des personnes de la famille, mais d'un étranger, que je ne voyais que rarement, trop souvent encore, à mon idée.
Avant moi, ma nourrice avait élevé un autre enfant, frère de lait de Pauline; il habitait Paris, et elle allait le voir de temps en temps. Comme elle ne me quittait jamais, j'y allais naturellement aussi.
Pourquoi étais-je horriblement jalouse de cet enfant? Comment comprenais-je si bien qu'il avait été avant moi, ce que j'étais alors, et pourquoi cette idée m'était-elle insupportable? Je ne me l'explique pas, mais la souffrance est certaine, et c'est par elle que je me souviens si bien.
Comme toujours le décor m'apparaît très précis, on dirait éclairé par la lueur du sentiment qui s'est produit là.
Je revois au rez-de-chaussée, – je ne sais où, par exemple, – une salle à manger, longue et étroite, éclairée par une seule fenêtre à grands rideaux verts. Un parquet clair, très ciré, dont le bois formait des losanges – le parquet, si différent des carreaux de chez nous, était toujours ce qui me frappait le plus. – Le bas de la salle est ce que je vois le mieux, à cause de ma taille, la perspective des pieds, en chêne sculpté, des hautes chaises et le dessous de la table.
C'est là que nous attendions, debout, elle me tenant par la main, pour que je sois sage.
Bientôt une porte s'ouvrait, donnant passage au petit garçon. – Je me souviens qu'il se haussait pour la refermer. – Puis il courait à nous, embrassait ma nourrice et se baissait sur ses talons, pour se mettre à ma hauteur, et me faire des gentillesses.
Il m'apportait ses joujoux, m'offrait des friandises; mais je ne répondais pas à ses avances, rencognée dans les jupes, la tête baissée, je le considérais, en dessous, le cœur très gros.
Une fois dehors, je ne me contenais plus; moi qui ne pleurais jamais, je me jetais tout en larmes, dans les bras de ma chérie. Je ne sais si j'exprimais par des mots ce que j'éprouvais, mais elle le comprenait très bien, puisqu'elle m'assurait qu'elle n'aimait pas ce petit garçon-là comme elle m'aimait, qu'elle ne l'avait jamais aimé la moitié autant; qu'elle m'aimait, moi, plus que tous ses enfants réunis. Elle ne parvenait cependant à me calmer qu'en me promettant de ne plus retourner le voir.
XIII
J'ai une vision confuse du mariage de Marie: la porte grande ouverte, des gens inconnus, avec des rubans blancs à leur boutonnière, entrant et sortant, la chérie en toilette, un petit châle vert, orné de palmettes, attaché à ses épaules. C'est tout ce qui surnage, pour moi, de cet événement.
Je retrouve ensuite Marie, installée dans le logement donnant du côté de l'impasse, sur le même palier que nous.
Cela agrandissait mon domaine. Je pouvais maintenant courir d'un logis à l'autre, et j'étais bien souvent autour de Marie, qui était repasseuse, pour lui tendre à repasser des bouts de chiffons, beaucoup plus pressés que son ouvrage.
Le mari me fut simplement un esclave de plus. Comme il était très grand et très fort, je ne le ménageais pas: quand il était d'une promenade, j'étais toujours fatiguée, afin d'être portée par lui; tandis qu'au contraire, seule avec ma nourrice je ne m'avouais jamais lasse. Il m'asseyait sur sa large épaule, et de cette hauteur, je voyais le monde sous un jour nouveau, avec un petit frisson de vertige qui me plaisait. De courses dans Paris, dont le but m'échappe, je retrouve surtout le retour, à la nuit, aux passages des barrières, – car il fallait toujours repasser une barrière pour rentrer chez nous. – La rangée de réverbères, allumés au-dessus de la grille, me semblait être ce qu'il y avait de plus beau, et je me retournais pour la voir plus longtemps, au risque de tomber du haut de mon observatoire. Ce devait être des soirs de dimanche, car le boulevard extérieur était bruyant et gai; des chants, des cris le traversaient, et des enfants dansaient des rondes dans la poussière, qui montait vers moi, avec une odeur de pain d'épices.
XIV
Un matin, on trouva morte la chèvre blanche.
Quelle émotion! Quelle catastrophe!..
Savais-je ce qu'était la mort? Jamais jusque-là je n'avais eu d'elle aucune notion; mais elle est en nous et je crois qu'on la comprend d'emblée. J'avais bien le sentiment que c'était quelque chose de définitif; que, plus jamais, la chèvre blanche ne traînerait ma voiture; qu'elle ne m'appellerait plus, en bêlant, de sa logette, sous l'escalier; que je n'entendrais plus les chocs rapides de ses petits sabots sur les marches, quand elle s'échappait pour me rejoindre. J'étais consternée, mais sans cris et sans larmes.
Le lendemain, on vint chercher la morte, pour l'emporter, et j'eus, alors, une impression effrayante.
Dans l'impasse, qu'elle emplissait presque entièrement, m'apparut