ou je péris.» Moi, comme Énée notre grand ancêtre emporta sur son épaule le vieux Anchise hors des flammes de Troie, j'emportai hors des vagues du Tibre César épuisé: et cet homme aujourd'hui est devenu un dieu, et Cassius n'est qu'une misérable créature, et il faut que son corps se courbe si César daigne seulement le saluer d'un signe de tête négligent! – En Espagne, il eut la fièvre, et pendant l'accès je fus frappé de voir comme il tremblait. Rien n'est plus vrai, je vis ce dieu trembler: ses lèvres poltronnes avaient fui leurs couleurs; et ce même oeil, dont le regard seul impose au monde, avait perdu son éclat. Je l'entendis gémir, oui, en vérité; et cette langue qui commande aux Romains de l'écouter et de déposer ses paroles dans leurs annales11, criait: «Hélas! Titinius, donne-moi à boire,» comme l'aurait fait une petite fille malade. Dieux que j'atteste, je me sens confondu qu'un homme si faible de tempérament prenne les devants sur ce monde majestueux, et seul remporte la palme.
BRUTUS. – Encore une acclamation! Sans doute ces applaudissements annoncent de nouveaux honneurs qu'on accumule sur la tête de César.
CASSIUS. – Eh quoi! mon cher, il foule comme un colosse cet étroit univers, et nous autres petits bonshommes nous circulons entre ses jambes énormes, cherchant de tous côtés où nous pourrons trouver à la fin d'ignominieux tombeaux. Les hommes, à de certains moments, sont maîtres de leur sort; et si notre condition est basse, la faute, cher Brutus, n'en est pas à nos étoiles; elle en est à nous-mêmes. Brutus et César… Qu'y a-t-il donc dans ce César? Pourquoi ferait-on résonner ce nom plus que le vôtre? Écrivez-les ensemble, le vôtre est tout aussi beau; prononcez-les, il remplit tout aussi bien la bouche; pesez-les, son poids sera le même; employez-les pour une conjuration, Brutus évoquera aussi facilement un esprit que César. Maintenant dites-moi, au nom de tous les dieux ensemble, de quelle viande se nourrit donc ce César d'aujourd'hui pour être devenu si grand? Siècle, tu es déshonoré! Rome, tu as perdu la race des nobles courages! Quel siècle s'est écoulé depuis le grand déluge, qui ne se soit enorgueilli que d'un seul homme? A-t-on pu dire, jusqu'à ce jour, en parlant de Rome, que ses vastes murs n'enfermaient qu'un seul homme? C'est bien toujours Rome, en vérité, et la place n'y manque pas, puisqu'il n'y a qu'un seul homme12. Oh! vous et moi nous avons ouï dire à nos pères qu'il fut jadis un Brutus qui eût aussi aisément souffert dans Rome le trône du démon éternel que celui d'un roi.
BRUTUS. – Que vous m'aimiez, Cassius, je n'en doute point. Ce que vous voudriez que j'entreprisse, je crois le deviner: ce que j'ai pensé sur tout cela, et ce que je pense du temps où nous vivons, je le dirai plus tard. Quant à présent, je désire n'être pas pressé davantage; je vous le demande au nom de l'amitié. Ce que vous m'avez dit, je l'examinerai. Ce que vous avez à me dire encore, je l'écouterai avec patience, et je trouverai un moment convenable pour vous écouter et répondre sur de si hautes matières. Jusque-là, mon noble ami, méditez sur ceci: Brutus aimerait mieux être un villageois que de se compter pour un enfant de Rome aux dures conditions que ce temps doit probablement nous imposer.
CASSIUS. – Je suis bien aise que le choc de mes faibles paroles ait du moins fait jaillir cette étincelle de l'âme de Brutus.
BRUTUS. – Les jeux sont terminés; César revient.
CASSIUS. – Quand ils passeront près de nous, retenez Casca par la manche; et il vous racontera de son ton bourru tout ce qui s'est aujourd'hui passé de remarquable.
BRUTUS. – Oui, je le ferai. Mais regardez, Cassius: la teinte de la colère enflamme le front de César, et tout le reste a l'air d'une troupe de serviteurs réprimandés. Les joues de Calphurnia sont pâles; Cicéron a ce regard fureteur et flamboyant que nous lui avons vu au Capitole, lorsque dans nos débats il était contredit par quelques sénateurs.
CASSIUS. – Casca nous dira de quoi il s'agit.
CÉSAR. – Antoine!
ANTOINE. – César.
CÉSAR. – Que j'aie toujours autour de moi des hommes gras et à la face brillante, des gens qui dorment la nuit. Ce Cassius là-bas a un visage hâve et décharné; il pense trop. De tels hommes sont dangereux.
ANTOINE. – Ne le crains pas, César; il n'est pas dangereux. C'est un noble Romain et bien intentionné.
CÉSAR. – Je voudrais qu'il fût plus gras, mais je ne le crains pas. Cependant si quelque chose en moi pouvait être sujet à la crainte, je ne connaîtrais point d'homme que je voulusse éviter avec plus de soin que ce maigre Cassius. Il lit beaucoup, il est grand observateur et pénètre jusqu'au fond des actions des hommes. Il n'a point comme toi le goût des jeux, Antoine; on ne le voit point écouter de musique. Rarement il sourit, et il sourit alors de telle sorte qu'il a l'air de se moquer de lui-même, et de dédaigner son propre esprit parce qu'il a pu se laisser émouvoir à sourire de quelque chose. Les hommes de ce caractère n'ont jamais le coeur à l'aise tant qu'ils en voient un autre plus élevé qu'eux; et voilà ce qui les rend si dangereux. Je te dis ce qui est à craindre plutôt que ce que je crains, car je suis toujours César. Passe à ma droite, j'ai cette oreille dure, et dis-moi franchement ce que tu penses de lui.
CASCA. – Vous m'avez tiré par mon manteau. Voudriez-vous me parler?
BRUTUS. – Oui, Casca. Dites-nous, que s'est-il donc passé aujourd'hui, que César ait l'air si triste?
CASCA. – Quoi! vous étiez à sa suite. N'y étiez-vous pas?
BRUTUS. – Je ne demanderais pas alors à Casca ce qui s'est passé.
CASCA. – Eh bien! on lui a offert une couronne; et quand on la lui a offerte, il l'a repoussée ainsi du revers de la main. Alors tout le peuple a poussé de grands cris.
BRUTUS. – Et la seconde acclamation, quelle en était la cause?
CASCA. – Mais c'était encore pour cela.
CASSIUS. – Il y a eu trois acclamations. Pourquoi la dernière?
CASCA. – Pourquoi? pour cela encore.
BRUTUS. – Est-ce que la couronne lui a été offerte trois fois?
CASCA. – Eh! vraiment oui, et trois fois il l'a repoussée, mais chaque fois plus doucement que la précédente; et, à chacun de ses refus, mes honnêtes voisins se remettaient à crier.
CASSIUS. – Qui lui offrait la couronne?
CASCA. – Qui? Antoine.
BRUTUS. – Dites-nous: de quelle manière l'a-t-il offerte, cher Casca?
CASCA. – Que je sois pendu si je puis vous dire la manière. C'était une vraie momerie; je n'y faisais pas attention. J'ai vu Marc-Antoine lui présenter une couronne: ce n'était pourtant pas non plus tout à fait une couronne; c'était une espèce de diadème13; et comme je vous l'ai dit, il l'a repoussé une fois. Mais malgré tout cela, j'ai dans l'idée qu'il aurait bien voulu l'avoir. – Alors Antoine la lui offre encore, – et alors il la refuse encore, – mais j'ai toujours dans l'idée qu'il avait bien de la peine à en détacher ses doigts. – Et alors il la lui offre une troisième fois. – La troisième fois encore il la repousse; et à chacun de ses refus, la populace jetait des cris de joie: ils applaudissaient de leurs mains toutes tailladées; ils faisaient voler leurs bonnets de nuit trempés de sueur; et parce que César refusait la couronne, ils exhalaient en telles quantités leurs puantes haleines, que César en a presque été suffoqué. Il s'est évanoui, et il est tombé; et pour ma part je n'osais pas rire, de crainte, en ouvrant la bouche, de recevoir le mauvais air.
CASSIUS. – Mais un moment, je vous en prie. Quoi! César s'est évanoui?
CASCA. – Il est tombé au milieu de la place du marché; il avait l'écume à la bouche et ne pouvait parler.
BRUTUS. – Cela n'est point surprenant; il tombe du haut mal.
CASSIUS. – Non, ce n'est point César;